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Saison 1 - Episode 1 (partie 1)

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Royalty

 

Le bureau des plaintes de l’Université est ostensiblement désert ce mardi après-midi de rentrée académique. Il faut croire que les étudiants profitent des soudaines chaleurs de septembre pour flâner dehors, qu’ils tirent parti du calme de la reprise pour se retrouver et boire des verres en terrasse, ou que la préoccupation d’un nouveau semestre les encourage à faire de l’ordre dans leurs affaires et à organiser les derniers préparatifs.

   Au bureau des plaintes de l’Université, on a ouvert les trois longues baies vitrées qui donnent sur la cour intérieure du bâtiment principal, mais pas un filet de vent ne vient rafraichir les esprits endormis par la lourdeur de l’air et l’absence de travail.

   Avachie sur le fauteuil de son bureau, Nina Dalambert soupire en tournant les pages d’un épais livre gisant devant elle. De temps en temps, elle lève difficilement son stylo pour prendre des notes sur un calepin qu’elle utilise également comme éventail pour dégager les mèches de cheveux collées à son front.

   Le bureau des plaintes est opérationnel une semaine avant la rentrée officielle, mais depuis, c’est le calme plat. L’Université a organisé des journées d’accueil et de rencontres où les nouveaux arrivants ont pu poser toutes leurs questions. Jusqu’à vendredi, des volontaires en gilet orange patrouillent le campus aux heures de pointe pour donner des conseils administratifs aux étudiants ou les aiguiller vers leurs bâtiments. Alors Nina et ses collègues sont au chômage technique.

   Gabriel est allongé sur le canapé installé devant les baies vitrées, ses cheveux noirs mi-longs reposant sur l’accoudoir en cuir usé.

   - Est-ce que Tavernier est passé aujourd’hui ? questionne-t-il, les yeux fermés.

   - Nan, répond négligemment Nina en glissant un marque-page en forme de plume dans son ouvrage avant de le refermer. Et je ne l’attends plus vraiment.

   - Bon, alors si ça ne vous dérange pas, je vais aller boire une bière rafraichissante au Croc’.

Gabriel se redresse en gémissant, passe une main moite dans sa tignasse et étire ses muscles assoupis.

   - Le bureau ne ferme pas avant dix-huit heures, précise Nina, en espérant que son sous-entendu fasse culpabiliser son collègue.

Mais Gabriel l’ignore, attrape son sac à dos et disparait par la double porte vitrée en lui faisant un petit signe.

   Le troisième employé du bureau des plaintes, qui est également le frère aîné de Nina, râle entre deux bâillements aux corneilles :

   - Qu’est-ce qu’on dit si le professeur Tavernier débarque ? questionne-t-il derrière l’écran de son ordinateur. J’en ai marre de devoir couvrir ses absences tous les deux jours.

Nina hausse les épaules.

   - En même temps, il a raison. Cela fait des heures qu’on se tourne les pouces : zéro question, aucun étudiant perdu, pas même un petit mécontentement à déclarer. Je me demande aussi ce qu’on fait là…

À peine la jeune fille a-t-elle fini sa phrase qu’une silhouette se dessine dans l’entrée. Nina lève des yeux pleins d’espoir, mais reconnait instantanément la mèche blonde et le regard rebelle qui lui font face.

   - Hey hey ! lance Michaël les bras grands ouverts, en avançant dans la pièce.

Il s’arrête net.

   - Ouh là, vous avez l’air débordés, si vous voulez je peux repasser plus tard ?

Simon esquisse un sourire à la blague de son colocataire et profite de sa visite pour quitter son ordinateur. Sa sœur préfère fusiller le nouveau venu du regard.

   Michaël se jette sur le canapé dont la place a été laissée chaude par le départ de Gabriel.

   - Je nous sers un café, propose Simon qui se dirige déjà vers la kitchenette, nichée dans un angle du fond de la pièce, derrière l’escalier en colimaçon permettant d’accéder à la mezzanine.

   - C’est confortable votre bureau, commente Michaël, en tâtonnant les coussins.

Il fait voler ses baskets sur le tapis oriental et dépose lourdement ses pieds sur la table basse en bois massif qui lui fait face.

Deuxième fusillement de regard de Nina qui, vexée par la remarque mutine de Michaël, prétend être occupée à trier des documents.

   - C’est votre collègue que j’ai croisé en arrivant ? interroge le garçon. Sa tête me dit quelque chose…

   - Oui c’est Gabriel Gaudette, répond Simon. Ses parents possèdent la chaîne d’hôtels de luxe du même nom.

Michaël siffle entre ses dents :

   - Et il s’embête avec un job d’étudiant ?

   - Je crois que ça fait partie d’un deal qu’il a avec son père : il doit travailler pour comprendre la valeur de l’argent. Mais entre nous, il n’en a pas besoin du tout…

Avec une concentration énorme pour ne pas renverser de café par terre, Simon s’installe dans l’un des fauteuils qui finissent de composer le coin salon.

   Michaël se met à siroter le liquide brûlant en parcourant la vaste pièce des yeux. Le haut plafond semble tiré vers le bas par un somptueux lustre de la taille d’une machine à laver. À lui seul, il permet d’éclairer les quatre bureaux qui se trouvent en-dessous et les multiples étagères remplies de livres qui recouvrent l’entier des murs de la mezzanine.

   - Vous avez vraiment touché le jackpot avec ce boulot, hein ? s’étonne le jeune homme.

Simon opine du chef en soufflant sur sa tasse.

   - C’est vrai qu’on est payé pour rester assis dans ce magnifique cadre tous les après-midis. On a un bureau individuel, du bon café et tout le temps et les ressources nécessaires pour étudier et réviser.

   - Ça y est, je suis jaloux. Mais j’ai aussi trouvé de quoi me faire quelques billets chaque semaine.

La tête de Nina farfouille dans les placards qui occupent un pan de mur, mais son attention n’a pas quitté la conversation des deux garçons.

   - J’ai été pris comme barman au Croc’ deux soirs par semaine, annonce fièrement Michaël. Boissons gratuites à gogo !

   - C’est super, confirme Simon, en tapant l’épaule de son colocataire. Je suis content pour toi.

   - D’ailleurs, il faut absolument que vous veniez à la soirée « post-rentrée » de jeudi pour qu’on fête ça.

   - Une soirée « post-rentrée » ? ricane Nina qui a repris place à son bureau. Ça consiste en quoi ?

   - Aucune idée ! Je crois que c’est juste un prétexte pour sortir boire des verres. Mais ça me va très bien !

La jeune fille secoue la tête d’un air dépité.

   C’est ce moment que choisit un garçon roux pour passer la porte.

   - Bonjour, c’est ici le bureau des plaintes ? demande-t-il timidement, en détaillant du regard chaque objet de la pièce.

   - Oui, tout à fait ! s’enthousiasme Nina qui l’invite à s’asseoir en face d’elle. Que puis-je faire pour toi ?

   - C’est marqué sur le panneau à l’entrée, il ne sait pas lire ? critique Michaël à voix basse. Bon, je vous laisse ! Mon service a commencé il y a cinq minutes. Il ne faudrait pas que j’arrive trop en retard dès le premier jour.

Le garçon enfile ses baskets et prend la poudre d’escampette sous le regard médusé des trois autres présents.

   - Alors, dis-moi, reprend Nina, en captant l’attention du rouquin.

   - En fait, je voulais savoir comment se déroulaient les inscriptions aux cours pour ce semestre. Est-ce que vous pouvez m’aider ?

Simon soupire lourdement en passant derrière Nina pour aller déposer les tasses à café vides dans l’évier.

   - À vrai dire, c’est le bureau des étudiants qui pourra te renseigner à ce sujet.

   - Mais c’est eux qui m’ont dit de m’adresser à vous…

   - Ah bon ? s’étonne Nina.

   - Désolé mon vieux, intervient Simon. On ne s’occupe pas de ça ici.

L’air désemparé et désespéré du garçon convainc la jeune fille.

   - Attends, je vais t’expliquer comment faire, décide-t-elle, en évitant le regard réprobateur de son frère. Montre-moi ta liste, on va remplir tes inscriptions ensemble.

*

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Une fois le rouquin parti et les dernières minutes tuées à arroser les plantes et à nourrir les perruches du professeur Tavernier, Nina et Simon ferment la double porte vitrée à clé et quittent les couloirs sinistres de l’aile administrative de l’Université.

   Le soleil est bas dans le ciel et projette l’ombre de l’imposant bâtiment en briques sur les trois quarts de la cour intérieure.

   - Tu viens manger avec moi ? propose Simon.

   - Volontiers, mais je ne fais pas tard. J’ai encore une lecture à finir pour mon cours de psychologie.

Ils coupent par la pelouse et rejoignent le portail principal de l’Université. Après quelques minutes de marche le long de la route, ils s’engagent dans un quartier d’immeubles où de nombreux étudiants ont eu la chance de débusquer des appartements au loyer modéré.

   - Comment se passe la coloc avec Michaël ? interroge Nina, toujours préoccupée par le quotidien de son grand frère.

   - Ça va, rassure-t-il. Je le trouve marrant. Il est plus sympa que celui de l’année passée, en tout cas.

   - Ah oui, le gros bourru casanier… se rappelle Nina. Comment il s’appelait déjà ?

   - Brice.

Dans le hall de l’immeuble, ils remarquent que l’ascenseur est toujours en panne et entreprennent de gravir les quatre étages à pied.

   - Personnellement, je trouve Michaël un peu… exubérant. Tout l’opposé de toi. Vous faites une paire originale.

Simon tournicote la clé dans la serrure et fait entrer sa sœur dans le séjour. Les stores sont baissés afin de préserver la fraîcheur.

   - Mais tant mieux si vous vous entendez bien… conclut-elle.

Les yeux de Nina s’habituent petit à petit à la semi-obscurité. Outre le salon qui se prolonge en cuisine, l’appartement se compose de deux chambres à coucher adjacentes dans le couloir de l’entrée et d’une salle de bains.

   La jeune femme s’installe sur le canapé, en ayant pris soin de se dégager un espace vide entre les vêtements, les livres et les emballages de nourriture jetés pêle-mêle un peu partout.

   - Désolé pour le désordre, s’excuse Simon. Je crois que Michaël n’a pas bien saisi que c’était à lui de faire le ménage le week-end passé.

Le grand frère entreprend de cuisiner un gratin de pâtes aux tomates et lardons pendant que Nina leur sert à boire. Simon a toujours été le cordon-bleu de la fratrie et Nina n’a jamais manqué une invitation à manger chez lui car elle sait que cela lui change des lasagnes surgelées et des pizzas à l’emporter.

   Le gratin est assaisonné à merveille et ils le dégustent sur le canapé devant un épisode de leur série criminelle préférée. Comme souvent, Nina devine qui est le tueur et prévoit comment va se terminer l’histoire ce qui a le don d’agacer son aîné.

   Après une dernière tisane, Nina remercie son grand frère et retourne à pied sur le campus où l’attend sa petite chambre d’étudiante dans la résidence Elsa Cameron, réservée aux filles.

*

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Le lendemain après-midi, Nina est seule de permanence au bureau des plaintes de l’Université. Simon doit assister à une séance d’introduction obligatoire pour son cours de programmation informatique et Gabriel a estimé que sa présence serait de trop étant donné la faible fréquentation de leur service ces derniers temps.

   Comme depuis plusieurs jours maintenant, Nina commence par relever le courrier de la boîte aux lettres qui se trouve devant la porte d’entrée. Celle-ci permet aux étudiants de déposer une plainte à n’importe quelle heure du jour, notamment en dehors des horaires d’ouverture du bureau.

    Comme souvent, la jeune fille s’attend à trouver la boîte vide ou éventuellement souillée par un emballage collant de barre chocolatée ou un vieux paquet froissé de cigarettes. Mais au moment de refermer le couvercle, elle se ravise et aperçoit tout au fond du réceptacle, un petit morceau de papier plié en deux.

    Intriguée, Nina l’ouvre avant même d’avoir posé son sac sur son bureau. Une simple phrase interrogative est tracée au stylo bille au travers de la page :

À quand la fin de Royalty et de ses pratiques inhumaines ?

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Nina tourne et retourne le papier entre ses doigts, à la recherche d’un signe, d’une signature, d’une signification à ce message.

Sans succès, elle s’installe au bureau vide de Simon et allume l’ordinateur. Dans la barre de recherche d’une page internet, elle tape « Royalty » et des milliers de résultats apparaissent à l’écran : les prévisibles informations sur les redevances et la royauté, une marque de parfum, une entreprise de spas, mais rien qui ne semble concerner l’Université.

    Nina se cale sur sa chaise et fait le point dans sa tête. Elle se remémore que dans les cas de ce genre, où l’auteur de la plainte est anonyme ou si la situation se complique, les employés doivent suivre le protocole et avertir le chef du bureau. Ce dernier est le seul capable de leur donner les instructions à suivre ou de se charger lui-même de la plainte.

   La jeune femme ouvre donc sa boîte e-mail et rédige un bref message expliquant le mot étrange qu’elle tient devant elle. Elle tape l’adresse du professeur Tavernier et clique sur « envoyer ».

   À sa connaissance, le professeur met toujours plusieurs heures à répondre aux demandes, c’est donc sans trop d’attentes que Nina quitte le poste d’ordinateur pour retourner à ses tâches quotidiennes. Peut-être qu’il passera dans l’après-midi à son bureau et alors Nina en profitera pour lui montrer le mot en personne.

   Pourtant, c’est avec surprise qu’elle découvre une réponse à son e-mail une trentaine de minutes plus tard. Le contenu est très direct et le ton autoritaire, voire sec :

Le bureau des plaintes n’est pas à même de traiter cette demande.

Veuillez l’ignorer et détruire le message.

Salutations,

P.T.

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Étonnée, Nina relit plusieurs fois le court texte. Quelque chose cloche selon elle. La rapidité presque expéditive et le style tranchant ne correspondent pas au professeur. Ce sentiment de malaise, une fraction d’hésitation, lui font glisser le mot dans son sac plutôt que dans la poubelle. Ce n’est généralement pas son genre de désobéir aux ordres d’un supérieur, mais son instinct lui dicte de gagner un peu de temps et de partager ses impressions avec Simon dès qu’elle en aura l’occasion. 

​

*

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Simon regrette déjà s’être laissé entraîner par Michaël à cette soirée « post-rentrée ». Il vient tout juste de recevoir sa commande d’une bière que tout l’insupporte de premier abord.

   Le Croc’ est l’endroit le plus coté du campus, un lieu de rendez-vous apprécié des étudiants, en dehors des cours. Sa décoration est un odieux mélange de pub et de lounge ; des fauteuils en cuir rouge capitonné se louvoient sur une moquette bordeaux et côtoient des suspensions design en verre éclaboussant de lumière les briques du mur où sont exposées de vieilles photographies de l’Université et de ses étudiants les plus célèbres.

    Simon a repéré Gabriel, debout près de la table de billard, une chope vide à la main. Malgré la musique rock et les tintements du flipper, il l’entend parler fort à un groupe de garçons déjà bien avinés qui font des allers-retours incessants vers l’entrée pour fumer des clopes.

    De l’autre côté du comptoir, Michaël s’active dans son nouveau rôle de barman. Il fait virevolter les glaçons, asperge le plan de limonade, secoue vivement les bouteilles d’alcool fort, le tout en distribuant des sourires et des clins d’œil aux clients qui se pressent devant lui.

    Assise au bar à côté de son frère, Nina a l’air préoccupé. Simon a remarqué qu’elle n’a pour ainsi dire pas touché à son rhum-coca et qu’elle tripote nerveusement la paille en plastique noir.

    - Ça va ? lui glisse-t-il à l’oreille.

La jeune fille sursaute presque, tellement perdue dans ses réflexions.

   - Il s’est passé quelque chose aujourd’hui au bureau, décide-t-elle de lui raconter. On a reçu un message anonyme. Je l’ai transmis au professeur Tavernier, comme le veut le protocole. Et il m’a rapidement répondu de l’ignorer et de le détruire.

   - C’est étrange, en effet, suspecte Simon. Mais il disait quoi ce message ?

En farfouillant quelques secondes dans son sac à main, Nina ressort la feuille et la déplie sur le comptoir.

   - Royalty ? C’est quoi, ça ?

   - Aucune idée. J’ai lancé une recherche sur Google, mais ça ne m’a rien renvoyé de pertinent.

Michaël apparait soudain devant eux avec trois verres à shot remplis à ras bord qu’il tend à Nina et Simon.

   - Allez, on trinque à ce nouveau semestre, au travail, à l’amitié et à la vie ! lance-t-il avant de vider le contenu ardent dans sa gorge.

Nina et Simon se dévisagent, et comme Michaël les encourage du regard et ne semble pas vouloir lâcher le morceau, ils boivent le shot de tequila du bout des lèvres.

   - C’est quoi, ça ? interroge Michaël en saisissant le message anonyme. À quand la fin de Royalty et de ses pratiques inhumaines? Ah bah Royalty existe depuis plus de cent cinquante ans alors c’est pas près de s’arrêter.

Nina s’étouffe presque avec sa boisson.

   - Tu connais Royalty ?

   - Ouais, enfin, comme ça. Tout le monde en a déjà entendu parler sans vraiment connaître tous les détails.

   - Pas moi, contredit Simon.

   - Bon, je voulais dire « tout le monde » qui… euh… bref. On dit que c’est une société secrète d’étudiants qui sévit sur le campus depuis le dix-neuvième siècle. Il y a beaucoup de rumeurs à leur sujet.

Nina lève les sourcils, apparemment dubitative à ces on-dit.

   - Il paraît qu’ils comptent une vingtaine de membres actifs et beaucoup d’anciens, qui sont aujourd’hui des personnalités bien en vue, chefs d’entreprise, hommes politiques, etc.

   - Mais que disent les rumeurs ? questionne Nina.

   - Oh… Tout et n’importe quoi. J’ai entendu dire qu’ils performaient des rites assez spéciaux, des sacrifices d’animaux, du cannibalisme, ce genre de conneries.

   - Ce serait ça que le message anonyme veut dénoncer ?

   - Non, j’y crois pas trop à ces choses-là, conclut Michaël, avant de s’éloigner pour servir une demoiselle qui tend un billet de dix dans sa direction.

Le frère et la sœur restent silencieux, comme si les informations que venaient de leur donner leur ami mettaient du temps à arriver à leur cerveau.

   - Il faut qu’on enquête, déclare Nina. Il y a trop de flou autour de cette histoire : le message anonyme, la réponse du professeur, ces rumeurs étranges.

   - Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Nina… On devrait plutôt suivre les ordres de Tavernier et tout oublier.

Pourtant, Simon sait pertinemment que lorsque sa sœur s’est mis une idée en tête, aucun argument n’est assez puissant pour la faire changer d’avis. La jeune femme hèle Michaël qui finit de nettoyer le comptoir tout collant :

   - Est-ce que tu connais quelqu’un qui fait partie de Royalty ?

   - Moi ? Non ! C’est beaucoup trop secret, et Dieu sait que je suis incapable d’en garder un pour moi.

   - Comment il faudrait procéder si je voulais m’inscrire ? s’enquiert Nina.

Michaël éclate de rire.

   - Impossible, ma belle. Il te manque quelques atouts, disons… masculins. C’est une société réservée aux mecs. Et personne ne « s’inscrit ». Il paraît que c’est eux qui débusquent les potentiels membres parmi les étudiants talentueux, charismatiques, riches. Ou qui savent le faire croire.

Simon semble soulagé :

   - Tu vois, ça ne sert à rien d’insister.

   - Non attendez, ne me dites pas que vous voulez réellement enquêter sur Royalty, s’étonne Michaël. C’est un bien trop gros poisson pour le bureau des plaintes, même la Faculté ferme les yeux sur leur existence et leurs manigances.

   - Mais on ne peut pas ignorer ce message anonyme ! s’offusque Nina.

La jeune fille sort son porte-monnaie, glisse un billet sous son verre vide et pointe un doigt accusateur vers les deux garçons :

   - Vous ne m’empêcherez pas de mettre mon nez dans cette histoire. Avec ou sans votre aide.

Simon attrape l’index tendu en direction de son menton :

   - D'accord, Nina, on a compris. Ne nous fais pas une scène, s’il te plait. Mic, qu’est-ce que t’en penses ?

Michaël lève les bras au plafond, le torchon sale toujours en main :

   - Je ne veux pas tremper dans vos histoires. Mais… il se peut que je connaisse quelqu’un qui connait quelqu’un qui pourrait glisser un nom pour une nouvelle recrue de Royalty. Si, Simon, tu te sens d’aller jeter un œil par toi-même…

Un sourire est revenu sur le visage de Nina qui supplie son frère d’accepter la proposition de Michaël.

   - Ok, ok. C’est d’accord. Mais tu m’en dois une, sister.

   - Je vais lancer la machine, annonce Michaël. Mais je vous préviens : vous mettez les pieds dans un gros merdier. Soyez discrets. Les membres de Royalty peuvent être partout…

*

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Le lundi après-midi suivant, au bureau des plaintes de l’Université, Simon débarque tout angoissé. Nina est en train de trier le courrier et Gabriel parcourt la coursive de la mezzanine pour ranger des recueils dans les rayons de la bibliothèque.

    - Ça y est ! stresse-t-il, en brandissant une enveloppe. J’ai reçu une invitation à la prochaine séance de…

Nina met un doigt au travers de ses lèvres et pointe un index en direction du plafond. Elle entraine ensuite son frère dans la cour intérieure.

   - Rappelle-toi ce qu’a dit Michaël : il faut qu’on soit discret. Toute cette histoire doit rester entre toi et moi. Pas un mot à Gabriel ou au professeur.

Simon hoche la tête, comme s’il avait perdu sa voix.

   - Bon, alors ?!

   - Ah oui… Donc je disais que Merlin Perruchet a reçu une invitation à la prochaine séance de Royalty : samedi soir à minuit.

   - Merlin Perru… quoi ? C’est qui ça ?

   - C’est moi ! Enfin, non c’est un étudiant en management qui a de très bonnes notes et que Michaël a utilisé pour m’obtenir une entrevue avec les membres de Royalty. Ce sera mon identité secrète pour notre enquête.

   - Super ! s’extasie la jeune femme.

Mais son excitation retombe lorsqu’elle remarque la mine inquiète de son grand frère.

   - Ne t’inquiète pas Simon, il ne va rien t’arriver de grave.

   - Je ne sais pas… Je la sens quand même pas cette histoire…

Des deux frères et sœurs, Simon a toujours été le plus timide, n’aimant pas prendre des risques et braver les interdits. Au contraire, Nina était une enfant téméraire, celle qui osait voler les biscuits cachés au fond d’une étagère ou qui fonçait tête baissée dans chaque aventure qui se présentait à elle. Cela lui a d’ailleurs valu quelques frayeurs durant son adolescence.

   - On t’attendra au Croc’ avec Michaël. Si à n’importe quel moment tu te sens en danger, tu m’envoies un message avec le mot « trop » et ta localisation et on viendra à ta rescousse.

   - J’espère que ce sera juste une séance d’information et de présentation des nouveaux…

   - Oui, je suis sûre que tout va bien se passer, rassure Nina.

   - Je suis un peu plus perplexe que toi…

   - Perplexe ? ricane-t-elle, pour détendre l’atmosphère. Qui utilise encore des mots comme ça ?

Nina passe un bras dans le dos de son frère et l’entraine à l’intérieur du bureau.

​

*

​

La séance de Royalty à laquelle Simon, alias Merlin Perruchet, a été convié, a lieu à minuit à l’Union. C’est le bâtiment principal de l’Université, de plan carré avec une cour intérieure. Au rez-de-chaussée, il accueille l’aile administrative dont le bureau des plaintes, la bibliothèque universitaire, les bureaux des professeurs et le Croc’. À l’étage, on trouve principalement des salles de classe et de réunion. Construite au dix-neuvième siècle dans un style néo-gothique, l’Union domine le campus avec ses dizaines de tourelles et ses façades s’élevant tout en verticales vers le ciel. Les briques rouge orangé qui la composent lui donnent l’allure fière d’une reine drapée dans une pimpante robe de soirée.

   Mais cette nuit, alors que Simon arrive sous le porche de l’entrée, un peu en avance, l’Union ressemble plus à un monstre voilé dans les ombres de ses fenêtres en baie. Ne sachant pas exactement où le rendez-vous se déroulera, il décide d’attendre bien en vue sous le lampadaire. De la musique et des bruits de voix s’échappent du Croc’, situé à une cinquantaine de mètres de lui. Il sait que Nina et Michaël attendent au bar qu’il revienne avec des informations sur Royalty.

   Ses mains sont un peu moites et il n’arrête pas de mordiller sa lèvre inférieure. Il a l’impression qu’il attend là depuis des heures et commence même à se demander s’il ne s’est pas trompé de date, d’heure ou de lieu.

    Soudain, un autre garçon, plus jeune que lui, apparait à l’angle du mur. Tout aussi hésitant que Simon, il jette des coups d’œil alentour et finit par approcher. Simon lui fait un signe de la tête.

   - T’es aussi là pour la réunion ? demande-t-il à mi-voix.

L’inconnu acquiesce.

   - J’ai longtemps réfléchi à cette invitation… Au départ je ne voulais pas venir. Et puis… ma curiosité l’a emporté. Je m’appelle Camille.

   - Sim… Si, moi aussi, baragouine Simon. Moi c’est Merlin.

Une vague de soulagement lui réchauffe le cœur. Au moins, il n’est pas tout seul à s’embarquer dans cette aventure.

   Ils attendent encore plusieurs minutes dans un silence gênant, puis aperçoivent enfin deux silhouettes traverser la cour intérieure. D’un pas décidé, droit dans leur direction. Simon plisse les yeux, mais ne distingue que deux ombres dont les visages sont dissimulés sous des capes noires et or. Dans la poche de son jean, le garçon crispe ses doigts autour de son téléphone portable, prêt à dégainer au moindre signe de dérapage.

   Les silhouettes s’arrêtent dans l’obscurité du porche d’entrée et leur tendent à chacun un bandeau. Dans un murmure, on les invite à le placer sur leurs yeux et à les suivre. Simon et Camille s’exécutent sans un mot, la boule au ventre.

    Ce petit stratagème a pour but de les déboussoler et de leur cacher le véritable lieu de la séance, mais Simon connaît bien les lieux. Dans sa tête, il compte ses pas et tente de mémoriser le chemin qu’ils empruntent. Le petit groupe progresse lentement, Camille trébuche plusieurs fois, ils tournent à droite, montent des escaliers, prennent à gauche, font demi-tour, perdant ainsi tout point de repère.

    Selon les estimations de Simon, ils n’ont probablement pas quitté l’Union et se trouvent plus proches de l’entrée qu’on a voulu leur faire croire.

   Tellement concentré sur sa tâche de repérage, le jeune homme a presque oublié son anxiété, mais celle-ci revient au galop lorsqu’on les immobilise et qu’on retire enfin leur bandeau.

   La première chose que Simon perçoit est une voix, solennelle et pourtant familière :

   - Bienvenue à Royalty…

Puis, ses yeux s’habituent à la lumière et la scène qu’il découvre devant lui le laisse plus que perplexe…

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À suivre…

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