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Saison 2 - Épisode 1

Une rentrée mouvementée

Les bras chargés de cartons de déménagement, Simon et Nina Dalambert arrivent haletants sur le palier du troisième étage de la résidence Elsa Cameron. Nina dépose sa boite en équilibre sur la rambarde de l’escalier.

- Quel numéro ? demande Simon entre deux courtes respirations.

- Euh… Chambre numéro…

Elle sort son smartphone pour trouver le message de confirmation de l’Université :

- Trente-deux ! Sur la gauche.

Ils empruntent le couloir, copie conforme de celui du deuxième étage où Nina et d’autres filles de première logeaient l’année précédente.

La chambre qu’on lui a attribuée est un peu plus spacieuse que l’ancienne : le lit est niché dans une petite alcôve entourée de fenêtres. En dehors de cela, le mobilier est identique : un bureau en contreplaqué, une commode, une armoire en kit et un vieux lavabo à l’émail usé.

- Chouette, commente Simon, après avoir déposé ses cartons par terre près de la porte d’entrée.

Mais sa sœur est déjà en train de mesurer l’espace restant de chaque côté du lit.

- Je pourrais peut-être en mettre un double ! s’exclame-t-elle.

- Grand luxe. Bon je fais encore un aller-retour avec des sacs et après je te laisse t’installer.

- Oui, je te suis.

Les affaires de Nina ont passé l’été dans l’appartement de son frère. Lui et son colocataire, Michaël Fassnacht, habitent un peu à l’écart du campus, dans un immeuble à loyers modérés qui accueille principalement des étudiants en fin de cursus et même certains professeurs. C’était grâce à son travail au bureau des plaintes de l’Université que Simon avait bénéficié de ce logement privilégié.

En sortant de sa chambre, Nina croise une fille qui tire deux lourdes valises à bout de bras et monopolise toute la largeur du corridor. Elles se saluent et Nina la regarde s’arrêter devant la porte trente-trois.

- Ah c’est toi qui habites ici ? remarque-t-elle. Je suis juste en face. Je m’appelle Nina.

- Enchantée Nina, moi c’est Kim-Soo.

- Tu étudies quoi ?

- L’économie. Je suis en deuxième, j’arrive de Corée du Sud pour une année d’échange universitaire.

- Hé c’est génial ! Bienvenue alors !

Simon refait surface à l’étage et interrompt leur échange :

- Merci pour le coup de main, sister… apostrophe-t-il, dégoulinant de sueur.

- J’arrive ! s’agace Nina.

Elle sort à nouveau son téléphone de sa poche et propose à Kim-Soo d’échanger leur numéro au cas où cette dernière aurait besoin de conseils ou envie d’aller boire un café.

- Lui, c’est mon frère Simon, explique-t-elle. On travaille tous les deux au bureau des plaintes. Donc si tu as un quelconque problème, n’hésite pas à passer nous voir. On est au rez-de-chaussée de l’Union.

Kim-Soo la remercie plusieurs fois et disparait dans sa chambre.

- Bon, j’ai fait le plus lourd, déclare Simon. Il ne reste qu’une valise d’habits et un sac de bordel. Tu devrais pouvoir finir sans moi…

- T’aurais pas encore un peu de temps pour m’aider à déballer tout ça ? supplie la jeune femme.

- Non, j’ai rendez-vous à midi.

- Avec qui ?

- Qu’est-ce que ça change ? rétorque-t-il en prenant la fuite à reculons dans le couloir.

- Si c’est avec Chris, tu peux le saluer de ma part ! le taquine Nina.

L’air gêné de Simon avant qu’il dévale l’escalier confirme les soupçons de sa sœur. Peut-être que Simon n’est pas près d’inviter son copain aux réunions familiales, toutefois les vacances d’été ne semblent pas les avoir éloignés pour autant.

 

*

 

Le campus de l’Université bourdonne déjà d’activité la semaine précédant le début des cours. La plupart des étudiants prennent possession de leur appartement, font la queue à la librairie pour acheter leurs livres, se retrouvent sur la pelouse après les longues vacances.

Au bureau des plaintes, on se prépare aussi au rush de la rentrée et aux habituels étudiants perdus dans les méandres de l’administration et à qui il suffit souvent de fournir le bon formulaire et d’indiquer la personne de contact ou le service responsable.

Nina adore ce moment de l’année où l’Université reprend vie et redevient un lieu de rencontres ou de retrouvailles. Tout le monde parait affairé et excité à l’idée de la reprise.

Au sortir de sa résidence, Nina prend au nord, en direction de l’Union, le bâtiment principal du campus dans lequel se trouvent l’accueil, la bibliothèque et les bureaux administratifs. C’est là qu’elle a rendez-vous avec le nouveau responsable du bureau des plaintes. Suite au démantèlement de la société secrète Royalty, l’année précédente, le professeur Tavernier avait été forcé de démissionner afin d’éviter d’être impliqué dans ce scandale. Tout l’été, les trois employés du bureau avaient espéré des nouvelles de l’Université. Nina, Simon et Michaël ignoraient si Tavernier serait remplacé ou s’ils devaient chercher un nouveau job. Finalement, à quelques jours de la rentrée, on les avait informés qu’une nouvelle personne avait été nommée responsable du bureau des plaintes et qu’ils devaient se présenter à leur poste de travail mardi après-midi à treize heures.

Nina décide de passer par l’entrée principale et en profite pour s’arrêter à l’accueil afin de faire valider son nouveau badge. Dans la cour intérieure de l’Union, beaucoup d’étudiants se prélassent, assis sur la pelouse ou installés sur les bancs à l’ombre de la coursive. Ils boivent des verres, pianotent sur leur téléphone et comparent leur horaire de cours. Nina aperçoit son frère qui sort de la bibliothèque et elle le rejoint en trottinant.

- Salut sister ! Alors tu es bien installée ?

- Oui, j’ai fini d’ouvrir mes cartons ce matin. Même si ce n’est qu’un ou deux mètres carrés en plus, j’adore vraiment cette nouvelle chambre.    Je me disais que je pourrais déplacer l’armoire contre le mur de gauche et acheter une petite table pour mettre à droite.

- Il y a un vide-greniers dans notre quartier ce week-end, si tu veux venir jeter un œil.

- Ah ouais, je passerai ! Michaël n’est pas avec toi ?

- Non, je l’ai pas vu ce matin…

En plus d’être le colocataire et meilleur ami de Simon, Michaël Fassnacht est aussi leur collègue.

Le frère et la sœur pénètrent dans le bureau des plaintes par la porte-fenêtre laissée grand ouverte. Et ils remarquent immédiatement les changements. Outre un gros dépoussiérage bien mérité, du mobilier design et épuré a remplacé leurs vieux meubles en bois bruts. Dans le coin salon, le tapis oriental ressemble maintenant à une peau de mouton géant et des coussins aux couleurs flashy jurent sur le canapé en cuir usé. Leur regard se tourne alors vers le fond du bureau et si la kitchenette semble avoir été épargnée, cachée derrière l’escalier en colimaçon qui mène à la mezzanine, l’ancien espace de travail de Tavernier s’est métamorphosé. Loin le tourne-disque, la cage des perruches et la mappemonde sur pied, bonjour aquarium fluorescent, pot-pourri et étrange statuette de centaure sans visage en bronze.

Simon regarde derrière lui, comme pour vérifier qu’ils sont bien entrés par la bonne baie vitrée.

- C’est quoi cette chose ? interroge Nina en pointant du doigt une sculpture en plastique verni blanc, aussi grande et imposante qu’un arbre, qui a pris la place de l’ancienne horloge comtoise.

- C’est le seul truc qui te choque ? répond Simon qui ne sait plus où donner de la tête. Le bureau ne ressemble plus à rien et toi tu fais une fixette sur la statue-palmier ?

- Ça doit être une sorte de porte-manteau des temps modernes…

Une sonnerie stridente se met à résonner sous le haut plafond, suivie par le claquement de talons sur le parquet de la mezzanine. Simon et Nina n’ont pas bougé ; ils sont restés figés de surprise devant ce décor si différent et impersonnel.

- Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?! gémit Nina.

Le hurlement s’arrête enfin et une paire d’escarpins apparait sur les marches de l’escalier.

- Bonjour ! lance une voix aiguë et autoritaire.

Une femme aux airs de Nicole Kidman s’approche de Simon et Nina. Elle a la même élégance un peu froide et un petit sourire à la Joconde.

- Bonjour, répond Simon. Nous avons rendez-vous avec le responsable du bureau des plaintes.

- Bien. Asseyez-vous seulement, dit-elle en leur indiquant le sofa.

Nina et Simon échangent un regard interloqué, mais n’osent pas désobéir au ton impératif de leur interlocutrice.

- Je m’appelle Georgina Rose. Je suis experte en gestion, administration et ressources humaines, avec une spécialisation dans le domaine public. L’Université m’a engagée pour mettre un peu d’ordre et de modernité dans leurs bureaux.

Nina lève les yeux au plafond ; au vu du relooking complet de leur local, cette Georgina Rose n’y était pas allée de main morte pendant l’été.

- Moi, c’est Simon Dalambert. Je suis étudiant en troisième année d’informatique et je travaille ici depuis…

- Deux ans. J’ai lu votre dossier avec attention, monsieur Dalambert, le coupe alors Georgina Rose.

Elle étire légèrement son sourire en coin et se tourne vers Nina, qui remarque un tatouage en forme de rose à la lisière de sa chevelure blonde, juste derrière son oreille droite.

- Et vous êtes mademoiselle Dalambert. Ce qui signifie qu’il manque monsieur Fassnacht.

Un coup d’œil à sa montre en or rose lui décroche une grimace.

Nina et Simon restent muets, gênés et se sentant presque coupables des trois minutes de retard de leur collègue.

- Peu importe, balaie madame Rose. Ne perdons pas plus de temps et mettons-nous au travail.

Elle tend un dossier à Simon et Nina.

- Voilà votre nouvel emploi du temps, votre cahier des charges et vos tâches de la semaine. Il y a un code couleur afin de déterminer la priorité de chacune et la fréquence à laquelle vous devrez les réaliser.

Les deux employés découvrent plusieurs pages remplies de listes, de tableaux et d’un sacré nombre d’indications, d’explications et de règles à respecter.

- Nous ferons le point sur les affaires en cours et la tenue du bureau lors d’un meeting général hebdomadaire tous les lundis à midi. Avez-vous des questions jusque-là ?

Nina tente encore d’assimiler la tornade de changements qui est en train de foncer droit sur eux, tandis que Simon, qui ne sait quoi dire, s’enfonce dans les coussins du canapé.

Un nouveau bip strident éclate dans la pièce.

- Allez, au travail ! Je vais vous laisser prendre connaissance de ces informations, propose Georgina Rose. Je me tiens à disposition si besoin est.

Elle s’extrait du fauteuil, réajuste son pantalon de tailleur le long de ses cuisses et ajoute entre ses dents immaculées :

- Je me réjouis de collaborer avec vous cette année.

Cette dernière phrase avait été énoncée avec l’intonation d’un maton adressant à ses prisonniers un « La pause est finie, veuillez rejoindre vos cellules ».

Nina attend que Georgina ait disparu dans la kitchenette pour chuchoter à son frère :

- Et moi qui pensais que tu étais la personne la plus maniaque du monde… Là, on atteint des sommets.

- C’est génial ! murmure Simon, qui n’a pas quitté le dossier des yeux. Sa méthode d’organisation est vraiment bien pensée. Je pourrais lui proposer d’informatiser tout ça et d’automatiser certaines choses…

- T’es sérieux ?! s’étonne sa sœur.

La porte d’entrée du bureau des plaintes s’ouvre à toute volée et Michaël Fassnacht file droit vers ses collègues. Il prend la place laissée chaude par Georgina Rose.

- Salut, désolé d’être en retard, j’ai dû repasser à l’appart prendre une douche et me changer, mais je trouvais plus mes clés, alors j’ai fait demi-tour et j’ai remarqué que je les avais fait tomber sur le paillasson près des boites aux lettres.

Il avait débité sa tirade sans reprendre son souffle. Il glisse un chewing-gum à la menthe dans sa bouche et semble enfin remarquer la nouvelle décoration de leur lieu de travail et les mines déconfites de Simon et Nina.

- Waouh ! Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Mais avant que Nina ne puisse lui répondre, les talons de Georgina Rose tapotent le parquet aussi rapidement que les doigts de Simon courent sur un clavier d’ordinateur.

- Monsieur Fassnacht, dit-elle en guise de salutations. Vous avez dix-sept minutes de retard et je n’ai pas l’intention de répéter les présentations et les consignes. Vos collègues vont vous briefer.

- Attendez, vous êtes qui ? interroge Michaël sans vergogne, mâchouillant grossièrement son chewing-gum.

Devant le ton agacé de son colocataire, Simon se sent d’intervenir :

- Michaël, je te présente Georgina Rose, la nouvelle responsable du bureau.

Michaël se redresse soudain, lorsqu’il réalise qu’il a affaire à sa supérieure.

- Enchanté, marmonne-t-il en avalant son chewing-gum.

- Vous resterez une demi-heure de plus ce soir pour rattraper le temps perdu, déclare Georgina avant de lui tourner le dos.

- Euh… réagit Michaël qui se relève vivement. C’est-à-dire que je commence mon service au Croc’ à dix-sept heures…

- Eh bien vous aurez un peu de retard, rétorque la responsable sans le regarder. Ils doivent avoir l’habitude.

Michaël roule des yeux et se mord la lèvre inférieure. Nina et Simon se retiennent pour ne pas s’esclaffer de rire.

L’année promet de gros changements au bureau des plaintes.

*

Michaël passe la porte du Croc’, retire la capuche de son sweat, salue le barman d’un geste de la main et repère la chevelure noire et bouclée de Simon à une table. Comme toutes les fins de journée de ce début de mois, le pub-lounge est bondé d’étudiants, et étant donné qu’une lourde pluie orageuse s’est mise à tomber, tout le monde s’est réfugié à l’intérieur en attendant le retour du sec.

Le tube de l’été sort des haut-parleurs installés au plafond et diffuse un dernier élan de vacances dans l’air. Michaël se laisse choir à côté de Nina et soupire. La semaine a été particulièrement intense pour le jeune homme ; les cours avaient repris sur les chapeaux de roues, et entre les services chargés du soir au Croc’ et la nouvelle organisation militaire du bureau, Michaël n’avait pas eu une minute à lui.

- J’ai besoin de repos, maugrée-t-il en posant sa tête sur l’épaule de Nina.

- Et moi de mieux délimiter ma zone d’intimité… râle la jeune fille.

- Une micro-sieste… dit-il les yeux fermés.

- Tu sais que tu as un appartement avec une chambre et un lit pour ça ?

- Je commence à bosser dans trois minutes…

- Comment tu peux être aussi crevé alors qu’on vient d’avoir six semaines de congé ? questionne Simon.

- Parle pour toi. J’ai bossé tout l’été. Six jours sur sept. J’ai rien vu passer…

- Tu n’es même pas sorti quelques soirs faire la fête ? interroge Nina.

Michaël se redresse difficilement et passe une main dans ses cheveux blonds ébouriffés.

- Faire la quoi ? plaisante-t-il. Non, j’ai arrêté ces conneries.

Il s’étire en ajoutant :

- Je suis un nouvel homme ! Un esprit sain dans un corps sain !

- Sain, mais fatigué, conclut Simon.

Après les déboires de la fin du semestre passé, Michaël avait en effet pris la décision de calmer son train de vie un peu débridé et de se concentrer sur le travail et ses études.

- Moi, j’en connais une qui ne doit pas non plus savoir ce que c’est de faire la fête, raille Nina.

- Tu parles de Georgi’ ? demande Michaël.

- C’est sûr que c’est pas la plus fun, confirme Simon. Mais je pense qu’elle peut amener un peu de rigueur et de nouvelles idées au bureau.

Nina fusille son frère du regard :

- J’aurais jamais imaginé dire ça, mais Tavernier me manque.

Michaël sourit à la plaisanterie de la jeune femme et lève le bras en direction du bar.

- Bon, je vous laisse, il y a Thomas qui s’impatiente de terminer son service.

- Tu peux nous ramener des jus de fruit ? quémande Nina.

Michaël enfonce ses doigts dans ses oreilles et quitte la table en sifflotant.

Dehors, le déluge a dû s’arrêter car le Croc’ se vide petit à petit des clients qui préfèrent consommer sur la pelouse de la cour intérieure de l’Union.

C’est alors que Nina la remarque. Le dos contre le mur, entre le flipper et la table de billard. Elle discute avec un garçon qui porte une casquette à l’envers. Nina lui adresse un petit signe de la main, mais elle détourne le regard.

- Tu dis bonjour à qui ? questionne Simon.

- À Kim-Soo. La fille là-bas. C’est ma nouvelle voisine de chambre.

Simon jette un œil et retourne à l’écran de son smartphone.

La discussion entre Kim-Soo et le garçon de dos parait s’animer et Nina le voit prendre Kim-Soo par le coude et l’entraîner dans le fond du pub-lounge.

- Bizarre… laisse échapper Nina entre ses dents.

- Bon, je vais gentiment rentrer, moi, déclare Simon.

Il termine le fond de son verre et récupère ses affaires.

- Je t’accompagne, ajoute sa sœur.

Simon se fige, l’air embêté :

- Euh… c’est que…

- J’ai encore quelques affaires de cours qui trainent chez toi et que je voudrais récupérer.

- D’accord.

Le frère et la sœur quittent le Croc’ et sortent de l’enceinte du campus. Ils longent la route principale, puis pénètrent dans un quartier résidentiel.

L’appartement que partagent Simon et Michaël est plutôt spacieux comparé aux logements d’étudiants de l’Université : un couloir servant deux chambres sur la droite et une salle de bain à gauche mène à la cuisine, ouverte sur un salon lumineux. La décoration est plutôt minimaliste mais chaleureuse.

Après avoir déposé son sac dans sa chambre, Simon rejoint Nina dans le séjour.

- Tes affaires sont là-bas, pointe-t-il dans un angle du mur derrière la table ronde de salle à manger.

- Merci, répond-elle en allant chercher un sac contenant plusieurs livres et deux gros classeurs.

Elle s’installe ensuite dans le canapé, tandis que Simon s’active à la cuisine.

Il sort des oignons du frigo et commence à les émincer.

- Tu prépares quoi ? interroge sa sœur.

- Un pad thaï, marmonne Simon, sur un ton fatigué.

- Miam !

Alors que les nouilles frémissent dans l’eau, le jeune homme lance :

- T’en as encore pour longtemps ?

- Tu ne m’invites pas à rester manger ? plaisante Nina, que les bonnes odeurs ne poussent pas à partir.

Puis, remarquant l’air sérieux de son frère, elle s’approche de la cuisinière.

- Tu ne mets pas du poulet ou des crevettes dedans ?

- C’est végétarien.

- Depuis quand t’es végétarien ? s’étonne la jeune fille.

- T’es un peu relou avec tes questions, tu sais ?

C’est alors que Nina comprend :

- Oh je vois… murmure-t-elle. Je trouvais que tu t’appliquais un peu trop pour un simple repas avec ta sœur. Tu attends quelqu’un ce soir, c’est ça ?

Elle pique une poignée de cacahuètes sur le plan de travail.

- Oui, c’est ça, rétorque Simon en tentant de repousser Nina en dehors de la cuisine. Donc, si tu pouvais…

- Ok, je m’en vais ! Mais j’ai une dernière question : est-ce que Chris est végétarien ?

Simon balance un torchon en direction de sa sœur, qui l’évite d’un pas en arrière.

- Ça va, ça va ! Je vous souhaite une bonne soirée !

Resté seul dans l’appartement, Simon baisse le feu sous la casserole et s’éclipse dans sa chambre. Il passe une chemise propre, la glisse dans son jeans, la ressort, puis la reglisse. Il soupire et finalement change la chemise contre un t-shirt gris foncé.

Ses cheveux sont coiffés, le salon est rangé, la table mise et le pad thaï réchauffe sur la cuisinière lorsque la sonnette de l’entrée retentit dans l’appartement.

- Salut ! lance Simon qui s’écarte pour laisser entrer son invité.

- Hello, ça va ?

Chris doit presque baisser la tête pour passer le chambranle de la porte. Des petites fossettes se creusent sur ses joues mates lorsqu’il sourit. Il tend un pack de bières à Simon qui s’empresse de sortir deux bouteilles et de les décapsuler.

- Ça sent hyper bon ! s’exclame Chris.

- J’ai préparé un pad thaï végétarien.

- J’adore la cuisine asiatique.

- Je sais… murmure Simon.

Les deux garçons trinquent.

- C’est sympa chez toi, commente Chris. Si j’obtiens un poste de doctorant cette année, je demanderai un appart comme ça.

- Je savais pas que tu voulais faire un doctorat.

- Ouais, j’y ai réfléchi pendant l’été… Il me reste encore deux semestres à boucler, mais quelques profs sont intéressés à me faire commencer dès le mois de janvier.

Simon connait la réputation de Chris : il fait partie des meilleurs étudiants dans son domaine. Il n’est donc pas surpris que la section d’informatique cherche à l’engager alors qu’il n’a même pas terminé ses études. En prenant conscience de son admiration pour Chris, Simon espère juste que son attirance pour lui ne se limite pas à ça.

Heureusement, la soirée l’aide à mettre de l’ordre dans ses émotions. Discuter avec Chris est tellement facile et plaisant que Simon ne pense même pas à débarrasser la table ou à offrir à son invité de s’installer dans le salon. Le pad thaï est délicieux et la conversation légère.

C’est la sonnerie de son smartphone qui les extirpent de leur bulle de douceur. Simon regarde l’écran et voit le nom de Nina s’afficher. Au fond de lui, il maugrée après sa sœur qui semble bien décidée à lui gâcher son rendez-vous. Il ignore l’appel, mais quelques secondes plus tard, le téléphone vibre à nouveau sur la table. Chris s’excuse pour sortir de table et, une fois la porte des toilettes refermées, Simon en profite pour répondre :

- Nina ! Quoi que ce soit, ça peut pas attendre demain ?! s’énerve-t-il.

- Simon… je…, entend-il bégayer à l’autre bout du fil. Je crois qu’il s’est passé quelque chose de grave.

*

En sortant de chez son frère, Nina passe à la station-service au bord de la route et achète du pain, du fromage et un pot de cornichons. Ça ne vaut clairement pas le pad thaï maison de Simon, mais ça fera l’affaire pour caler sa faim.

De retour à la résidence Elsa Cameron, Nina sort une assiette et des couverts de sa commode et s’installe sur son lit. Son bureau est enseveli sous du matériel scolaire et sa chaise ressemble plus à une pile de vêtements. Vivement qu’elle achète une vraie table pas chère où manger correctement.

Elle grignote un bâtonnet de cheddar tout en parcourant les photos sur son smartphone. Elle remonte le fil du temps de ses vacances à la recherche d’un cliché à poster sur les réseaux sociaux.

Photo d’une vallée avec le toit d’un chalet à droite : à la fin de l’année académique, Nina avait libéré sa chambre d’étudiante et s’était installée chez ses parents au Mont Rouge.

Photo d’une table parsemée de tapas, soleil rouge en arrière-plan : Nina s’était fait chouchouter par ses parents à base de bons petits plats, de longues grasses mat’ et d’apéros servis tard sur la terrasse.

Photos de chemins de randonnée, de sous-bois, de panoramas ensoleillés.

Et puis, l’atmosphère change.

Clichés de Nina et une amie d’enfance dans une voiture, devant une église, les pieds dans le courant d’une rivière pantalons retroussés jusqu’aux genoux, dégustant des produits régionaux achetés au bord de la route : les deux jeunes femmes avaient loué un appartement au bord de la mer et avaient fait le trajet en voiture.

Vidéo de la vue depuis le siège arrière, l’image est tremblotante, Simon est au volant, les filles chantent à tue-tête un trio avec l’autoradio : Simon les avait rejointes en chemin et était resté quelques jours dans le sud avec elles.

Très nombreuses photos de plage, de mer, de sable, de couchers de soleil, de crèmes glacées, de barbecues.

Enfin, Nina s’arrête sur un selfie pris un après-midi au marché. Simon, Nina et Valérie ont un teint caramélisé par le soleil qui contraste avec le visage blanchâtre de Michaël tout à droite de l’écran. Nina repense à la surprise qu’elle avait eue quand il avait toqué à la porte de leur appartement un lundi matin :

- Michaël ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? s’était-elle étonnée.

Elle avait tenté discrètement d’aplatir ses cheveux plissés par la nuit de sommeil et avait rajusté son pyjama.

- Salut Nina ! s’était-il exclamé. J’ai obtenu un congé un peu à la der et Simon m’a invité.

Nina avait trouvé gonflé de la part de son frère de ne pas l’avoir prévenue, mais elle avait écouté son cœur qui lui disait d’oublier cette peccadille et de profiter de la présence du jeune homme pendant les trois jours qui suivaient.

- J’ai amené les croissants ! avait annoncé Michaël en entrant dans l’appartement.

Nina avait fait les présentations et Valérie n’avait pu s’empêcher de la taquiner :

- Sympa, dis donc ! Il est célibataire ?

- Oh tu sais, avec Michaël on n’est jamais vraiment sûr… avait rétorqué Nina en ricanant nerveusement. Pourquoi ? Tu serais intéressée ?

- Clairement ! avait plaisanté Valérie. Mais je n’ai aucune chance au vu de la situation…

- De quoi tu parles ?

- Ne fais pas comme si tu n’avais rien remarqué, l’avait embêtée son amie. Il est clairement attiré par toi !

Nina avait froncé les sourcils et détourné le regard avant de s’agacer gentiment :

- Tu racontes n’importe quoi ! Tu le connais depuis dix minutes, comment tu peux dire ça ?

- Je vois les coups d’œil qu’il te jette. Et qui est sérieusement prêt à se taper une nuit de trajet pour passer trois jours au bord de la mer ? Si ce n’est pas par amour…

Les commentaires de Valérie avaient perturbé Nina et celle-ci s’était mise à se méfier de tous les mots et gestes de Michaël à son égard, comme si elle essayait de se persuader que c’était impossible que son collègue éprouve des sentiments pour elle.

Simon avait trouvé sa sœur distante, voire un peu agressive jusqu’au départ de Michaël. Et puis, elle s’était détendue et avait passé la majeure partie du reste des vacances à bouquiner et à se balader seule dans les ruelles du village d’à côté.

À la résidence Elsa Cameron, Nina sursaute presque lorsque son smartphone se met à sonner dans sa main. Elle arrête de mâcher sa tranche de pain et observe le nom qui s’affiche à l’écran : Kim-Soo. Pourquoi sa voisine de chambre l’appelle-t-elle soudain ? Un message ne suffit-il pas ? Ou encore plus simple : ne peut-elle pas traverser le couloir et frapper à sa porte ?

Nina décroche :

- Salut Kim-Soo, ça va ?

Dans le combiné, Nina entend un bruit sourd et un frottement contre le micro.

- Allô ? Kim-Soo ? Tu m’entends?

Nina vérifie que l’appel n’a pas coupé, mais sa voisine est toujours en ligne. Soudain, une voix haletante lui glace le sang :

- Nina ! Au secours !

- Kim-Soo ! Qu’est-ce qui se passe ? interroge Nina en sautant en bas de son lit.

- J’ai besoin de ton aide, dit la voix entre deux sanglots.

- Où es-tu ? Allô ?

Nina se rue hors de sa chambre et tambourine plusieurs fois contre la porte numéro trente-trois. Un bip à son oreille l’informe que la communication a été interrompue.

- Kim-Soo ? Tu es là ? C’est Nina. Ouvre-moi.

Pas de réponse. Le cœur de Nina bat la chamade.

Son doigt tremble en pressant la touche rappel. Une voix artificielle l’informe que l’abonnée est indisponible pour l’instant, et qu’elle peut laisser un message. Nina raccroche.

Le couloir de l’étage est désert et en tendant l’oreille, Nina constate qu’aucun bruit ne provient de la chambre de Kim-Soo. La jeune fille a à peine le temps d’hésiter avant de poser sa main sur la poignée et de la tourner. Celle-ci n’est pas verrouillée. Une odeur de renfermé s’échappe de l’interstice. La lumière du corridor projette un rectangle dans la pièce obscure et Nina a tout juste le réflexe de reculer lorsqu’elle remarque que les meubles à l’intérieur ont été renversés. Un frisson lui fait rebrousser chemin et composer immédiatement le numéro de son frère :

- Simon… je…, bégaie-t-elle, encore choquée de son précédent échange téléphonique. Je crois qu’il s’est passé quelque chose de grave.

*

 

Nina surveille les escaliers depuis le palier de sa chambre, lorsque Simon et Chris débarquent en trombe. La jeune femme se sent coupable d’avoir interrompu leur soirée et tient à s’excuser :

- Je suis désolée de vous avoir dérangés aussi tard, chuchote-t-elle à l’intention de son frère. Je ne savais pas quoi faire…

Elle leur raconte les événements qu’elle vient de vivre et Simon la rassure :

- Tu as eu raison de m’appeler. C’est vraiment étrange. Tu as essayé de la rappeler depuis ?

- Oui plusieurs fois, mais je tombe toujours sur son répondeur.

- Bon, montre-moi sa chambre…

Simon prend les devants et pousse la porte trente-trois ; celle-ci bute contre un obstacle. À tâtons, il trouve l’interrupteur contre le mur et allume la lumière. Puis, il se fige, bloquant le passage.

- C’est pas illégal d’entrer chez quelqu’un sans sa permission ? s’inquiète le garçon.

- La serrure n’était pas verrouillée, argumente Nina. Et je te rappelle qu’elle m’a littéralement appelée à l’aide.

Sans attendre plus longtemps, Nina écarte son frère et se glisse dans l’ouverture.

La porte est bloquée par une chaise renversée que Nina dégage afin que Simon et Chris puissent la suivre. La pièce est sens dessus-dessous. Tous les objets semblent avoir atterri en tas au milieu : livres, vêtements, nourriture, draps. Le matelas est retourné et les tiroirs ont été vidés. Et heureusement, ou pas, Kim-Soo n’est pas là.

- Waouh, quel bazar… murmure Chris, qui reste bouche-bée sur le pas de la porte.

Nina repousse une valise vide du bout du pied, la même que Kim-Soo tirait le jour où elles avaient échangé leur numéro de téléphone dans le corridor.

- Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? interroge Simon. Tu n’as rien entendu, Nina ?

- Non, mais je suis rentrée il y a seulement une demi-heure.

- Je vais quand même poser la question que personne n’osera poser, continue son frère. Serait-ce possible que ce soit ta copine qui ait mis sa propre chambre dans cet état-là ?

Le regard de Nina saute d’un fouillis d’objets à un autre, essayant de reconstituer les éléments.

- Je ne crois pas…

La jeune femme se penche et écarte une paire de baskets. Elle pointe la moquette du doigt, là où une épaisse touffe de cheveux noirs git comme un rat mort.

- À moins qu’elle soit aussi du genre à s’arracher les cheveux de la tête.

- Ok, répond Simon. Alors quelqu’un a pénétré chez elle, a tout renversé et lui a tiré les cheveux.

La gorge nouée, Nina n’arrive pas à faire sortir les mots qui occupent sa pensée depuis le coup de fil de Kim-Soo. Elle a le pressentiment que quelque chose de grave s’est produit récemment ici, à quelques pas de sa chambre.

- Quand est-ce que tu as vu Kim-Choo pour la dernière fois ? interroge Chris.

- Kim-Soo, corrige Nina en réfléchissant. C’était en fin d’après-midi. Au Croc’. Elle parlait avec un gars près du flipper. Ils sont partis brusquement.

- Il ressemblait à quoi, ce type ? relance Simon.

- Je sais pas… il était de dos… baragouine Nina qui se frotte les yeux pour se remettre les images en mémoire.

- Tu as entendu de quoi ils parlaient ?

- Non, soupire-t-elle. Mais leur discussion avait l’air tendue.

- Cette histoire devient de plus en plus suspecte.

Inquiets, le frère et la sœur se dévisagent. Puis Simon brise le silence :

- Il faut qu’on prévienne la Faculté.

- Oui, acquiesce Nina. Et la police.

- Tu as toujours le numéro de…

- De Kalbermatten ? Oui, confirme-t-elle. Je vais tout de suite l’appeler.

Simon entraine Chris dans le couloir et s’excuse de devoir écourter leur soirée.

- T’es sûr que tu ne veux pas que je reste ? demande le jeune homme.

- Non, merci, c’est gentil. Je vais aider ma sœur.

- Ok. Appelle-moi si besoin.

- Je t’appellerai, rougit Simon. Même si j’en ai pas besoin.

Nina est au téléphone quand Simon réapparait dans la chambre trente-trois.

- Je vais bien, merci. Et vous ? dit la jeune femme. Oui, la reprise, ça a été… Je suis désolée de vous déranger aussi tard, mais je ne le ferai pas si ce n’était pas important…

Nina marque une pause, inspire et décide de lancer à voix haute ce qu’elle a sur le cœur :

- Je crois que ma voisine de chambre s’est fait kidnapper…

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