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Saison 2 - Épisode 6

Baby blues

 

 

Nina Dalambert remonte l’aile administrative, la boule au ventre. Depuis quelque temps, c’est la même sensation chaque fois qu’elle se rend au bureau des plaintes de l’Université. Elle marche la tête baissée et jette de furtifs coups d’œil dans le hall lorsqu’elle croise quelqu’un. Elle angoisse à l’idée de tomber sur le visage de son collègue. Déjà que Michaël hante ses cauchemars la nuit, elle préfère l’éviter le jour. Heureusement, elle a plutôt bien réussi jusqu’à maintenant.

Trois semaines se sont écoulées depuis que Michaël l’a violemment agressée un soir de janvier à l’appartement. Suite à cela, Nina avait prétexté une mauvaise grippe et avait pris plusieurs jours de congé sans sortir de sa chambre. Simon était passé la voir presque chaque matin et quand elle avait finalement accepté de lui ouvrir la porte et de le laisser entrer, son frère lui avait expliqué qu’il avait viré Michaël de leur appart et qu’il ne l’avait plus vu depuis. En un claquement de doigt, Simon était redevenu le grand frère protecteur qu’elle avait toujours connu et qui l’avait déjà énormément soutenue pendant sa seizième année. Lorsqu’elle avait eu ses soucis…

Nina chasse ces mauvais souvenirs de son esprit, prend une grande inspiration et franchit le seuil du bureau des plaintes. Son premier réflexe est de s’assurer que Michaël n’est pas là, mais encore une fois, il est absent. Elle ne l’a pas revu, ni au bureau, ni au Croc’. Malgré elle, elle s’interroge à son sujet : où est-il passé ? Est-il retourné vivre chez sa tante quelque temps ? Squatte-t-il la chambre de quelqu’un en attendant que les choses se tassent ? A-t-il quitté définitivement l’Université et va-t-elle le revoir un jour ? Nina tente de se convaincre qu’elle se fiche du sort de son collègue après tout. Toutefois, elle ne peut quitter cette appréhension de ne pas savoir quand (ou si) elle va se retrouver nez à nez avec lui.

Simon est assis face au bureau de leur responsable et discute avec elle, un café entre les mains. Ils n’ont pas remarqué l’entrée discrète de Nina.

- Alors il ne vous a rien dit concernant son absence ? demande le jeune homme.

Georgina Rose hausse les épaules.

- Mais il n’a pas démissionné ? relance Simon.

- Non, comme je vous l’ai déjà dit, répond Georgina Rose.

- Est-ce qu’il vous a transmis une nouvelle adresse ?

- Non plus.

- Et quand est-ce que vous l’avez vu pour la dernière fois ? insiste Simon.

Nina s’installe à sa place de travail dans un raclement de chaise.

- Bonjour, mademoiselle Dalambert, la salue Georgina Rose.

Simon saute sur ses pieds et vient embrasser sa sœur :

- Salut sister, comment tu vas ?

- Ça va, merci.

- Tu as bien dormi ?

- Oui, oui.

- Tu veux un café ? Un thé ? Un verre d’eau ?

- Non, c’est bon.

- Tu es sûre ? Parce que…

- Simon, tout est sous contrôle, coupe Nina. Laisse-moi juste arriver et respirer.

- Ah oui, excuse-moi.

Simon fait un pas en arrière, mais ne quitte pas sa sœur des yeux. Il la regarde sortir ses affaires, se mettre au travail.

Ses gestes sont mécaniques, voire crispés. Elle les répète jour après jour, tel un robot. Par le passé, le grand frère a appris à reconnaître les signaux que sa petite sœur envoie quand quelque chose ne va pas. Il est convaincu que malgré les apparences Nina ne s’est pas encore remise de son altercation avec Michaël. Même s’il ne sait toujours pas exactement ce qui s’est passé, Simon a compris que son ancien colocataire avait dépassé les bornes en menaçant Nina physiquement. Ça ne tournait plus rond chez Michaël depuis un long moment, mais de là à lever la main sur Nina… Simon n’en revenait pas. Le jeune homme était plus qu’en colère contre Michaël, il avait la haine et mieux valait qu’ils ne se croisent pas sur le campus ces prochains temps car le pire pourrait alors arriver.

- Vous étiez en train de parler de Michaël ? demande soudain Nina.

- Non...

Nina fusille son frère du regard et l’entraine dans le coin salon.

- Simon, arrête tout de suite, dit-elle en fronçant les sourcils. Tu n’as pas besoin de me surprotéger. Si je te pose la question, c’est que je suis en mesure d’entendre la réponse. Et pas un mensonge pitoyable.

- Ok, ok, soupire le jeune homme. Oui, je questionnais Georgina Rose à propos de Michaël. Personne ne l’a vu depuis trois semaines. Il n’est pas passé au bureau, il n’est pas aller bosser au Croc’… On dirait qu’il a complètement disparu de la circulation.

- Et tu t’inquiètes pour lui ?

- Non, pas tant que ça, hésite Simon. Pas après ce qu’il a fait. C’est juste que personne ne semble se préoccuper de son absence.

Nina reste muette. Si. Elle, elle se soucie de savoir où est Michaël.

- Je pensais que Georgina Rose avait des informations que nous n’avions pas. Tu ne trouves pas ça bizarre toi qu’elle n’ait même pas relevé le départ de Michaël ?

- Je sais pas… Peut-être qu’elle ne te dit pas tout.

- Peut-être ouais. Enfin, bref ! tu es sûre que tu ne veux pas un peu de café ? Je vais me resservir.

Nina accepte l’offre et retourne s’assoir à sa place de travail.

*

Avec l’absence de Michaël, il y a un peu plus de travail que d’ordinaire. Surtout avec la fin des partiels et le semestre de printemps qui est sur le point de débuter. Simon a tenté deux ou trois fois de relancer leur responsable en lui demandant si le bureau allait engager un nouvel étudiant pour remplacer leur collègue, mais celle-ci est restée très vague dans ses réponses. En attendant, la surcharge de boulot occupe les esprits du frère et de la sœur.

Le mercredi après-midi, une étudiante pousse doucement la porte du bureau des plaintes. Ses gestes sont si mesurés et discrets que Nina faillit ne pas la remarquer.

- Bonjour, chuchote-t-elle, s’avançant vers l’employée.

Nina lève les yeux de son dossier et les pose d’abord sur la jeune femme au visage aussi rouge que la doudoune qui lui descend jusqu’aux genoux. Puis, elle remarque le landau qui l’accompagne et les deux petits poings serrés qui s’agitent en l’air au rythme des gazouillis.

Simon quitte son ordinateur et s’approche du landau.

- Salut toi ! lance-t-il.

- Il s’appelle Léo, indique la nouvelle venue.

À l’appel de son nom, la petite tête rabougrie aux cheveux épars se met à geindre. La jeune fille extirpe Léo de son lit et le berce contre elle jusqu’à ce qu’il se calme.

- Quel âge a-t-il ? s’enquiert Simon qui joue avec son mollet joufflu.

- Il a trois mois.

- Il est adorable. N’est-ce pas Nina ?

Nina invite la maman à s’assoir.

- Merci. Vous voulez le prendre ? demande-t-elle en levant les sourcils vers les deux employés.

- Avec plaisir ! se réjouit le jeune homme.

Léo se laisse faire et rejoint les bras de Simon, qui entreprend de lui faire la visite du bureau des plaintes. La jeune fille se laisse glisser sur une chaise et en profite pour retirer sa veste.

- Quelle chaleur, soupire-t-elle.

- Que puis-je faire pour toi ? demande alors Nina.

- À vrai dire, « pour nous ». Je m’appelle Emily Grüne et je suis en deuxième année de communication.

Nina prend des notes sur un calepin.

- Voilà, le semestre va commencer et je n’ai trouvé aucun moyen de faire garder Léo pendant que je suis en cours.

- J’imagine que tu as essayé toutes les garderies en ville ?

- Oui, mais je n’ai pas les moyens. En plus, mon horaire est allégé cette année, parfois, j’ai juste besoin qu’on le surveille deux heures le matin ou deux heures l’après-midi.

- Et tu ne connais personne qui pourrait s’en occuper pendant ces moments-là ?

- Non. Mes parents habitent loin d’ici… Et son père travaille non-stop dans un magasin du centre-ville.

Simon et Léo sont postés à la porte-fenêtre et observent les formes bouger sur la pelouse de la cour intérieure de l’Union.

- J’ai entendu quelque part, continue Emily, que plusieurs universités ont ouvert des crèches pour leurs étudiants qui sont aussi parents. J’aimerais savoir si cela pourrait être mis en place ici.

- Euh… C’est-à-dire que…, bafouille Nina.

- Il faut que tu remplisses un formulaire de demande, intervient Simon. Je trouve que ce serait une très bonne idée.

- Merci, dit Emily en saisissant le papier que lui tend Nina. Je connais au moins deux autres filles qui souhaiteraient en bénéficier.

- C’est dingue que ça n’existe pas déjà…, s’agace Simon. Qui ne serait pas ravi d’accueillir un petit bout de chou comme celui-ci ? Hein, Léo ? Ce serait super d’aller à la crèche, non ?

Léo offre un grand sourire à son interlocuteur et tente de lui attraper le menton.

- On va s’occuper de soumettre ta proposition à la Faculté, explique Nina.

- Oui, on te recontacte dès qu’on a des nouvelles, ajoute Simon.

Emily finit de remplir le formulaire et libère Simon des attaques de menottes de Léo.

- Je compte vraiment sur vous, dit-elle. Je ne sais pas comment je pourrai continuer mes études si je ne trouve pas de solution.

- Nous allons nous dépêcher d’en trouver une, rassure Simon qui la raccompagne à la sortie et lui tient la porte.

Emily et Léo quittent le bureau aussi discrètement qu’ils étaient entrés.

Entre-temps, Nina s’est isolée dans la kitchenette derrière l’escalier en colimaçon qui mène à la mezzanine. Simon la rejoint et lui passe une main dans le dos.

- Ça va ? demande-t-il.

- Ouais...

La bouilloire émet un sifflement aigu. Simon la retire du feu et éteint le gaz.

- Peut-être qu’elle aurait dû anticiper tout ça avant d’avoir son enfant, lâche Nina.

Simon remplit une théière d’Earl Grey.

- Elle aurait dû faire un choix, persifle Nina. Personne ne peut continuer un cursus universitaire et élever un gamin en même temps. Surtout sans aucune aide.

- C’est pour cela qu’elle est venue en demander. De l’aide.

- Quand même, j’y crois pas. Ça ne peut pas marcher.

Simon sert une tasse de thé à sa sœur :

- Je peux gérer tout seul cette plainte, tu sais.

- Non, non. J’ai besoin de m’occuper l’esprit.

L’air inquiet, Simon regarde Nina s’éloigner vers son bureau. Il se dit qu’il y a peut-être d’autres manières de s’occuper l’esprit que de remplacer un souci par un autre.

*

Le jeudi avait filé à toute allure. Simon et Nina avaient reçu la réponse de la Faculté concernant la demande d’Emily : elle était rejetée à cause d'un manque de budget et d’infrastructures. Simon s’était révolté, presque autant contre les autorités universitaires qui négligeaient un réel besoin des étudiants que contre l’attitude indifférente de Nina suite à la nouvelle.

Décidément, sa sœur n’était pas dans ses baskets depuis quelques jours. Il lui propose de lui cuisiner un bon petit repas à l’appartement. Cependant, Nina trouve une nouvelle excuse pour refuser l’invitation. Elle n’a pas remis les pieds chez son frère depuis le soir de son agression. Le lieu est encore chargé de mauvais souvenirs et la présence de Michaël hante les pièces.

- On peut commander une pizza et rester dans ta chambre ? offre alors le grand frère, qui est prêt à tout pour ne pas laisser Nina passer sa soirée seule.

- Ouais, si tu veux. Je n’ai de toute façon pas le courage de faire à manger ce soir.

- Et moi qui espérais que tu te lances dans un menu en trois plats avec entrée et dessert…, plaisante Simon qui connait trop bien les pauvres talents culinaires de sa sœur.

Mais sa blague déclenche tout juste un rictus sur le visage de la jeune femme.

Ils finissent de ranger leur bureau et saluent Georgina Rose. Dehors, la nuit recouvre déjà le campus et le frère et la sœur hâtent le pas en direction de la résidence Elsa Cameron. Au téléphone, Simon demande la livraison d’une pizza extralarge moitié poivrons, moitié pepperoni.

- Je vais attendre le livreur dans l’entrée, suggère Simon, une fois arrivés à la résidence pour filles.

- Ok, je passe vite aux toilettes et on se retrouve dans ma chambre.

Quelques minutes plus tard, Simon récupère leur commande et monte au troisième étage.

Nina est sur le palier en train de discuter avec une fille qui agite les mains en l’air.

- C’était la soirée anti-Saint-Valentin la plus folle de tous les temps ! s’écrie celle-ci.

- On dirait oui, marmonne Nina.

- Anti-Saint-Valentin ? s’étonne Simon. C’est quoi le principe ?

- C’était samedi dernier, explique la fille. Un événement réservé aux célibataires et il était interdit de draguer.

- Mais la Saint-Valentin, c’est bien ce week-end, non ? s’inquiète alors le jeune homme qui pour la première fois de sa vie a quelqu’un avec qui passer cette fête.

- Ouais, justement, l’idée c’était de l’organiser une semaine avant.

- Super, raille Nina, qui lance un regard de détresse à son frère.

- T’aurais dû venir Nina, renchérit la fille. Je pensais que t’étais en couple avec ce gars, mais quand je l’ai vu à la soirée, j’ai compris que non.

- Quel gars ? s’intéresse tout à coup Nina.

- Ton copain blond. Le grand, avec la mèche, qui est barman au Croc’.

Le visage de Nina devient livide.

- Michaël Fassnacht ? interroge Simon. Où est-ce que tu l’as vu ?

- À la soirée anti-Saint-Valentin, samedi soir.

- Au Croc’ ?

- Non, elle était organisée au dernier étage de la résidence John Cameron.

Sans rien dire, Nina s’éloigne dans le corridor en direction de sa chambre. Dans son dos, la fille continue de raconter :

- Il était complètement défoncé. Il est arrivé avec assez de matos pour satisfaire tout le monde toute la nuit. Le vrai roi de la soirée !

Simon s’excuse et rattrape sa sœur qui est sur le point de claquer la porte.

Nina se laisse tomber sur son lit. Son frère dépose le carton à pizza sur le bureau et s’assied près d’elle. Il rabat la couverture sur les épaules de sa sœur et prend l’initiative de regarder le cinquième film de la saga Harry Potter, le préféré de Nina, mais celle-ci s’endort avant même que Dolores Ombrage soit nommée Grande Inquisitrice de Poudlard.

Alors Simon arrête le film, s’assure que Nina ronfle paisiblement et murmure à son oreille :

- Je suis là si tu as besoin de parler. Tout va bien se passer.

La dernière fois qu’il a vu sa sœur dans cet état, c’était il y a tout juste trois ans. À l’époque aussi, il avait essayé de la soutenir du mieux qu’il avait pu, et elle avait fini par s’en sortir avec le temps et l’aide adéquate.

En chemin pour son appartement, le grand frère réalise qu’aujourd’hui il est seul et que cela ne suffira sûrement pas. Peut-être vaudrait-il mieux appeler des renforts…

 

*

 

Simon Dalambert écarquille les yeux dans l’obscurité de sa chambre à coucher. Quelque chose l’a réveillé, mais son cerveau n’a pas encore assimilé quoi. C’est samedi, une lueur grisâtre émane de la fenêtre et Chris dort profondément à sa gauche. Simon se retourne, prêt à retomber dans les bras de Morphée lorsqu’il perçoit des voix. Il se redresse sur son oreiller.

- Je vais préparer du café, entend-il dans le lointain de son appartement.

C’est sa sœur. Que fait-elle chez lui ce matin ? Elle a dû entrer avec son double des clés. Pourquoi parle-t-elle toute seule ? À moins que… oui… Simon entend une voix étouffée lui répondre. Avec qui est-ce que Nina peut bien discuter ?

Simon se lève et s’habille sans allumer la lumière, pour ne pas déranger Chris. À peine a-t-il ouvert sa porte qu’il regrette déjà son geste.

Dans le séjour, sa mère se tient debout entre le sofa et la table basse, examinant un poster où la silhouette de Sherlock Holmes se dessine en noir sur fond blanc. Il est reconnaissable à son chapeau deerstalker, son profil allongé par une pipe, sa cape Inverness et la loupe qu’il tient dans une main. Le père de Simon a pris place sur le sofa et feuillette un magazine de jeux vidéo qui traine sur la table basse. Le jeune homme esquisse une marche à arrière pour battre en retraite dans son antre avant que l’un ou l’autre le remarque, mais Nina déboule sur sa droite :

- Ah te voilà !

Des visages réjouis se tournent dans sa direction.

- Mon chéri ! s’exclame sa mère en lui ouvrant grand les bras.

Simon doit se retenir pour ne pas éternuer dans le nuage de poudre de fond de teint et de parfum que dégage madame Dalambert lorsqu’elle l’embrasse. Son père se lève du canapé pour lui tendre une poignée de main ferme et chaleureuse :

- Comment vas-tu fiston ?

- Qu’est-ce que vous faites ici ? baragouine Simon.

- Mais c’est toi qui nous as appelés, voyons ! s’étonne sa mère.

En effet, malgré sa fatigue, Simon se rappelle avoir téléphoné à ses parents la veille pour leur parler de Nina et leur dire qu’il s’inquiétait pour elle, toutefois il ne s’attendait pas à les voir débarquer le lendemain matin à la première heure.

Depuis leur départ en retraite anticipée il y a quatre ans, les Dalambert vivent à l’année dans un chalet de montagne très moderne. Quand ils ne sont pas en vacances dans les Caraïbes ou en escapade citadine à New York, ils passent leur semaine à profiter de leur jacuzzi, à organiser des apéritifs avec leurs amis et à s’occuper de leurs deux hectares de terrain. Ces jeunes retraités bien occupés, Simon ne les a pas vus depuis plus de six mois et il était loin de s’imaginer que la prochaine fois qu’ils se croiseraient ce serait au milieu de son séjour.

- Je ne pensais pas que vous débarqueriez aussi vite, marmonne le jeune homme.

- Quand nos enfants ont besoin de nous…, explique son père.

- C’est-à-dire que…, coupe Simon.

Nina ressort de la cuisine avec un plateau entre les mains. Elle dépose une cafetière et quatre tasses sur la table de la salle à manger.

- J’ai fait la même tête que toi quand papa et maman ont frappé à ma porte il y a une heure, siffle-t-elle à son frère en passant à côté de lui.

- Pourquoi tu les as amenés ici ? grince Simon.

- Pourquoi tu les as appelés ? rétorque Nina.

- Je suis ravie de voir comment tu as meublé cet appartement, mon chéri, s’enthousiasme madame Dalambert. Je me rappelle encore quand tu as emménagé et qu’il n’y avait qu’un lit, une table et un fauteuil.

- C’était il y a plus de deux ans, maman, ronchonne Simon.

Nina sert à boire à ses parents.

Soudain, la porte de la chambre de Simon s’ouvre à nouveau et Chris débarque en pyjama dans le séjour, clignant des yeux. Simon est envahi par un coup de stress ; il avait presque oublié la présence de son copain dans l’appartement. Sa gorge est tout à coup sèche. Il n’ose regarder ni Chris, ni ses parents qui ne sont pas au courant de sa relation avec le garçon.

Un instant de silence gêné suit l’apparition de Chris, puis monsieur Dalambert se lance :

- Bonjour, vous devez être le colocataire de Simon ? Michaël, c’est ça ?

- Euh…, bafouille Chris, complètement perdu.

- Non, intervient Nina. Bon… je crois que finalement, nous devrions aller prendre le petit-déjeuner au réfectoire du campus.

Elle s’empresse de débarrasser les tasses et d’entrainer ses parents dans le couloir.

- Désolée, glisse-t-elle à son frère. Je savais pas que t’étais pas seul ce matin…

Simon reste figé au milieu de l’appartement, incapable de dire ou faire quoi que ce soit.

- Mais qu’est-ce qui n’allait pas avec ce café ? entend-il son père se plaindre.

- Et Simon ? demande sa mère.

- Il nous rejoindra, assure Nina en fermant la porte derrière eux.

- Mais qui est ce garçon ? s’exclame madame Dalambert dans la cage d’escalier.

Les secondes qui suivent, Chris et Simon s’évitent du regard.

- Je vais y aller, finit par dire Chris.

- Non, attends, tente de le retenir Simon.

Mais le jeune homme ne sait pas par où commencer. Il regarde son copain enfiler ses habits et quitter l’appartement sans un mot.

Il aimerait s’excuser, expliquer à Chris que sa relation avec ses parents n’est pas aussi aisée que la sienne. Il voudrait lui promettre qu’il va leur en parler, le présenter officiellement. Il aurait dû lui dire qu’il tient beaucoup à lui, qu’il a peur de le perdre. Pourquoi n’a-t-il pas réagi ? Pourquoi rend-il tout si compliqué ?

Simon retourne s’allonger sur le lit encore chaud et réalise que le week-end risque d’être long et qu’il aura des comptes à rendre à beaucoup de monde.

*

- Je vais bien, maman, geint Nina.

- Tu n’as presque rien avalé… Reprends un toast, chérie.

- J’ai assez mangé, je t’assure.

Tous les trois sont installés à la cafétéria du campus et terminent de déguster une sélection de bacon, œufs, pain et marmelade du buffet du petit-déjeuner. Le soleil, encore bas dans le ciel de février, projette de pales rayons verticaux à travers la grande baie vitrée à côté de laquelle ils ont pris place.

- Laisse-la donc vivre, intervient le père de Nina, tout en touillant son café au lait.

- Oui, on a vu ce que cela avait donné la dernière fois, marmonne sa mère, trop fort pour que Nina ignore la remarque.

- Maman...

- Elle est grande maintenant, défend son père.

- Je ne sais pas pourquoi Simon vous a appelés, mais il n’y avait vraiment pas besoin que vous veniez jusqu’ici.

- Nous ne resterons que quelques jours, déclare sa mère.

- Quelques jours ?! s’exclame Nina. Mais puisque je vous dis que tout va très bien…

Nina adore ses parents, dont elle est d’ailleurs plutôt proche, mais l’idée de les avoir sur le dos tout le week-end ne l’enchante guère. Elle maudit Simon de lui avoir imposé cela. Elle se sent même un peu trahie ; le frère et la sœur ont toujours fait front commun face à leurs parents, se serrant les coudes, se couvrant l’un l’autre pour se sortir de galères.

- Tiens, tu peux boire mon jus d’orange, lui tend sa mère.

- Non, merci, réplique Nina, l’air dégoûté.

- Tu n’es pas enceinte quand même ? lâche alors madame Dalambert.

C’en est trop pour Nina. La jeune femme jette sa serviette au milieu de son assiette et plante ses parents.

Comme une furie, elle traverse le campus en direction des salles de cours. Elle ne veut pas retourner dans sa chambre où ses parents la retrouveraient trop facilement et souhaite éviter de croiser quelqu’un du côté de l’Union. Nina pénètre alors dans le bâtiment de la section de psychologie. Les classes n’ayant pas encore repris, elle trouve rapidement un auditoire libre et l’ouvre grâce à son passe d’employée de l’Université. L’endroit est sombre et sent le renfermé. Nina descend quelques marches et longe une rangée de chaises, avant de se laisser tomber sur l’une d’entre elles. Elle sent les larmes s’accumuler au bord de ses yeux et les laisse couler pour apaiser la colère qui bouillonne en elle.

De toutes les remarques que pouvait faire sa mère, il a fallu qu’elle lui fasse celle-là. Nina n’en revient pas. Soudainement, elle est replongée trois ans auparavant, lorsqu’elle était à l’école et vivait chez ses parents avec Simon. Cette question, sa mère la lui avait déjà posée et Nina avait fondu en larmes dans ses bras. C’était deux jours après son rendez-vous à la clinique pour se faire avorter. Elle avait caché sa grossesse à ses parents. Son copain de l’époque venait de la larguer. Il n’y avait que son frère qui était au courant et qui l’avait accompagnée à son rendez-vous médical. Nina ne regrettait pas son choix ; il avait été le bon pour elle à ce moment de sa vie. Mais cette expérience avait été douloureuse pour l’adolescente. En l’espace de quelques jours, Nina avait été projetée dans des considérations d’adulte et s’était sentie extrêmement seule et différente, encore longtemps après l’intervention. Plus jamais elle n’avait été la même.

Ce n’était pas la première fois que Nina repensait à cet épisode de son passé, mais sa récente altercation avec Michaël et la rencontre d’Emily et Léo l’avaient rendue plus vulnérable. Aujourd’hui est un jour douloureux.

Nina essuie ses joues mouillées, ferme les yeux et respire lentement. Elle sait que d’ici quelques minutes, elle devra sortir de ce cocon de calme et affronter la réalité à nouveau. Ce n’est pas dans son tempérament de se laisser abattre.

 

*

 

Simon avait convaincu ses parents de ne pas courir après Nina et, pour les occuper, les avait invités à manger chez lui le soir même. Il avait passé la matinée à faire des courses et à ranger l’appartement, et l’après-midi à cuisiner des lasagnes végétariennes à base de carottes, de céleri pomme et de betterave, et un cheesecake au citron pour le dessert.

Il rejoint ses parents dans le séjour. Son père est en train d’ouvrir une bouteille de vin rouge et Simon apporte quatre verres qu’il pose sur la table.

- Est-ce que Nina vient dîner avec nous ? demande madame Dalambert.

- Non, répond Simon. Mais il y a quelqu’un que j’aimerais vous présenter.

Simon disparait en cuisine et n’en ressort que lorsque la sonnette de l’entrée retentit.

Le cœur battant, le jeune homme ouvre la porte. Intérieurement, il prie pour que son idée fonctionne, mais il sait qu’il n’a rien à perdre. Chris se tient dans l’entrebâillement, le visage fermé.

- Salut, dit Simon. Merci d’être venu.

- Tu as dit que c’était important.

- Oui, mais j’avais peur que tu ne veuilles plus me revoir.

- Non, rétorque Chris. Sauf que j’ai besoin de quelques explications…

- Justement. C’est pour ça que je t’ai demandé de passer. Entre.

Simon précède Chris dans le couloir et rejoint ses parents dans le séjour.

- Papa, maman, voici Chris, annonce-t-il. Mon copain.

Monsieur et madame Dalambert approchent et saluent le nouveau venu :

- Ravis de faire ta connaissance, Chris.

- De même, balbutie le garçon, quelque peu surpris.

- Viens t’assoir avec nous, offre la mère de Simon. Nous t’avons déjà servi un verre de vin.

Chris lance un sourire à Simon.

- Désolé, c’est peut-être pas la meilleure soirée de Saint-Valentin…, explique ce dernier.

- C’est parfait, coupe Chris en prenant la main de Simon. Et ça sent délicieusement bon.

*

C’est le lundi de la reprise des cours et Nina a réglé son réveil sur 6h30. Elle n’a pourtant classe qu’à 10h, mais son planning de début de journée est bien chargé. La jeune femme passe à la salle de bains et parcourt une dernière fois les documents qu’elle a passé le week-end à rassembler. Son estomac est noué au point qu’elle ne peut avaler de petit-déjeuner. Tant pis. Elle ira acheter un sandwich avant son cours d’anthropologie.

À 7h30, Nina retrouve Emily devant l’entrée principale de l’Union.

- Comment te sens-tu ? lui demande-t-elle.

- Gonflée à bloc.

- Super. Prête à aller jusqu’au bout ?

Emily hoche la tête :

- Les autres ne vont pas tarder.

- J’espère que tout le monde viendra.

Les deux jeunes femmes patientent quelques minutes en silence.

Tandis que le soleil se lève sur le campus et éclaircit le brouillard matinal, d’autres étudiants les rejoignent petit à petit. Certains ont amené du café et leur vaillant sourire. Bientôt, la pelouse de l’Union se retrouve prise d’assaut par les poussettes et les landaus. Même Simon et Chris sont venus en soutien.

- Ok, tout le monde, annonce Nina. C’est l’heure, suivez-moi !

Alors que huit coups retentissent à l’horloge du campus, le petit groupe de parents et enfants pénètrent à l’intérieur du bâtiment et marchent en direction des bureaux de la Faculté. Sur leur trajet, les employés administratifs et les enseignants s’écartent pour leur laisser la place et les regardent d’un air étonné et admiratif.

Arrivés à l’étage du doyen, sa secrétaire leur barre la route :

- Vous ne pouvez pas débarquer comme ça sans rendez-vous, explique-t-elle, la voix tremblante.

- Nous n’avons rien d’autre à dire à monsieur le doyen. Il connait notre requête. Voici une pétition signée par cent quarante étudiants et demandant l’ouverture d’une crèche à l’Université.

Attiré par le bruit ambiant, le doyen sort de son bureau et faillit battre en retraite en voyant la foule amassée devant lui.

- Tant qu’une solution ne sera pas trouvée, continue Nina en s’adressant maintenant au responsable, ces pères et ces mères resteront ici avec leur enfant. Ils n’ont nulle part d’autre où aller puisqu’ils sont obligés de manquer leurs cours pour garder leurs bébés.

Le doyen tente d’expliquer à nouveau les raisons pour lesquelles il avait rejeté leur demande la première fois, mais son discours se mêle aux mécontentements.

Finalement, après plusieurs minutes de discussion et de négociation, une solution provisoire est trouvée : un local derrière la galerie des portraits sera mis à disposition des enfants. Dans un premier temps les étudiants concernés effectueront un tournus pour surveiller les petits et d’ici quelques semaines, un budget sera débloqué pour engager des professionnels.

Emily et Nina sortent de l’Union satisfaites et soulagées.

- Je tenais à te remercier Nina. Sans ton soutien et ton initiative, j’aurais probablement baissé les bras et tiré un trait sur mon semestre.

- Heureusement, on peut encore se serrer les coudes.

Penché sur le berceau, Simon est en train de faire des chatouilles à Léo.

- Et puis, je crois que je viens de trouver un super baby-sitter, plaisante Emily.

- Hé, hé, rigole Simon, un peu gêné.

Nina, qui a encore une demi-heure avant son cours, propose à son frère de l’accompagner à la cafétéria.

- Où sont passés les parents ? interroge-t-elle en chemin.

- Ils sont rentrés hier après-midi au Mont Rouge et m’ont demandé de te dire de les appeler ce soir ou demain.

- Ok, ok. Comment allaient-ils ?

- Oh, ils étaient aux anges. Maman n’arrêtait pas de louer les qualités de Chris. J’ai presque cru qu’ils allaient lui proposer de l’adopter.

Nina était heureuse de voir son frère si épanoui dans sa relation. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas parlé aussi ouvertement de leurs parents et sans animosité aucune.

- Je suis désolé de te les avoir imposés, s’excuse le grand frère. Je me sentais complètement démuni.

- Pas de soucis. C’est vrai que j’étais pas très bien ces temps. Depuis cette histoire avec Michaël…

- Tu n’as rien à craindre, je ne laisserai pas Michaël te faire du mal à nouveau.

- Je n’ai pas peur de Michaël, explique Nina. Mais j’appréhende le moment où je le reverrai. Je ne sais pas comment je vais réagir. Je suis autant capable de lui mettre mon poing dans le nez que de lui pardonner sur-le-champ…

Simon passe son bras autour des épaules de sa sœur qui continue :

- Et puis, le cas d’Emily a remué pas mal de choses en moi. Mes anciens démons ont refait surface…

- Mais tu t’es débrouillée toute seule pour dépasser tout ça, dit Simon, admiratif.

- C’est grâce à toi en partie. Parce que je sais que je peux compter sur toi. Parce que ce que j’ai traversé m’a donné la force de faire face à d’autres obstacles. Tu n’as plus à t’en faire pour moi Simon.

- Je crois que tant que je serai ton grand frère, je m’en ferai pour toi, sister.

Simon dépose un baiser sur le crâne de Nina.

- Ok, mais à l’avenir, évite de faire appel aux parents.

- Ahah ! Promis ! Et toi de débarquer chez moi à l’improviste !

*

Dans l’ombre du bâtiment, adossé au mur, Michaël Fassnacht suit Simon et Nina du regard. Il n’entend pas leur conversation, mais les voit plaisanter en se dirigeant vers le Croc’. Encore une fois ce matin-là, le jeune homme se sent très seul. Leur complicité lui manque. Il aimerait être à leur côté pour cette rentrée, rire avec eux, se plaindre de son horaire du semestre, traîner au pub-lounge jusqu’à la dernière minute avant son cours. Mais on le lui a interdit. Tant que sa mission ne sera pas terminée, il doit garder de la distance avec ses collègues. Heureusement, Michaël sent que son devoir touche à son but. D’ici quelques semaines il aura rempli sa part du marché et pourra reprendre une vie plus ou moins normale. En tout cas, il espère que Simon et Nina lui pardonneront, qu’ils comprendront qu’il n’a pas eu le choix. Et que tout redeviendra comme avant.

Michaël renifle et passe sa main sous son nez gelé. Dans sa poche, il sent les petits sachets de poudre et de pilules qu’il n’a pas écoulés. Il regarde sa montre : 9h37. Il a rendez-vous dans huit minutes en ville pour faire le point avec son contact. Plus le temps de traîner. Sa silhouette recroquevillée disparait à l’angle du bâtiment.

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