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Saison 1 - Episode 1 (partie 2)

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Royalty

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Simon est seul au bureau des plaintes de l’Université et les perruches du professeur Tavernier n’arrêtent pas de tournoyer au-dessus de sa tête en piaillant le rythme d’une comptine d’enfants.

   - Nina, peux-tu leur dire de se taire ? s’énerve-t-il derrière son ordinateur. Je n’arrive pas à me concentrer !

Un coup de feu claque dans l’air et un projectile va heurter le chandelier au plafond. Celui-ci vacille, grince, chancelle et la corde qui le retient finit par lâcher. Il emporte dans sa chute les deux perruches qui viennent s’écrabouiller sur le bureau de Simon.

   - Voilà, problème réglé, déclare la voix de Michaël depuis la porte d’entrée.

Choqué, Simon lève la tête dans sa direction et s’apprête à le réprimander mais c’est Gabriel qui se tient dans l’embrasure, une capuche noire et or recouvrant sa chevelure sombre.

   - Tu ne t’attendais pas à cela, n’est-ce pas ? articule-t-il dans un sourire.

La pièce se met alors à tournoyer sur elle-même créant un tourbillon de couleurs et de formes avec en son centre la bouche tordue de Gabriel qui finit par avaler tout le décor.

*

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   Simon ouvre difficilement les paupières. Il cligne des yeux plusieurs fois pour tenter de chasser le rayon de lumière qui lui arrive en pleine figure. Il prend petit à petit conscience de son corps ; d’abord son visage qui semble en feu, puis ses bras endoloris et ses jambes lourdes. Il a l’impression qu’un building de trois étages lui est tombé dessus. Couché par terre, l’attraction terrestre pèse sur ses muscles comme si une force surpuissante voulait l’enfoncer dans le sol. La moquette lui pique le bas du dos.

   Son cerveau réalise soudain qu’il n’est pas dans son lit ; ce plafond n’est pas le sien, ces fenêtres ont une forme différente, même le soleil ne devrait pas être là. Un élan de peur le fait se redresser mais il regrette instantanément ce geste brusque car une lancée de douleur vient frapper son front comme une décharge électrique. Sa colonne vertébrale craque et des petites piqûres sous ses fesses lui donnent le sentiment d’être assis sur des chardons.

   Il constate en effet qu’il n’est pas dans son appartement, mais dans une salle de classe. Il constate aussi avec effroi que son poignet droit est attaché au radiateur en fonte, lui-même solidement fixé à un mur.

   Au lieu de céder à la panique qui monte en lui comme le mercure d’un thermomètre qu’on tiendrait au-dessus du feu, Simon essaie de rassembler ses esprits. Comment a-t-il atterri ici ? Que s’est-il passé ? Depuis quand est-il dans cet état ? Et surtout comment va-t-il s’en sortir ?

 

*

 

   Nina et Michaël ont attendu toute la nuit au Croc’ que Simon les rejoigne ou qu’il prenne contact avec eux. Ils ont eux-mêmes essayé plusieurs fois de l’appeler et lui ont laissé des dizaines de messages restés sans réponse. Plusieurs fois jusqu’au petit matin, ils sont sortis dans la cour intérieure de l’Union et ont fait un tour du campus espérant voir quelque chose, croiser quelqu’un, obtenir des nouvelles de leur ami.

   Inquiets mais épuisés, ils se sont finalement assoupis dans un des canapés en cuir du Croc’, leur téléphone en main. C’est là que Nina émerge trois heures plus tard, un filet de bave coulant le long de son menton. Sa tête a dû glisser sous le poids de son corps endormi et elle repose sur quelque chose de chaud et moelleux.

   - Bien dormi ? entend-elle à quelques centimètres de son oreille.

   Elle sursaute et faillit se cogner à la mâchoire de Michaël. Elle s’empresse de s’essuyer le visage.

   - J’espère que mon épaule était confortable, ajoute-t-il, en s’étirant dans une lamentation.

   Gênée, Nina se lève et ignore sa remarque. Le Croc’ baigne dans une douce lumière et un calme que la jeune fille ne lui connait pas. Elle réajuste ses habits et ramasse son portable qui est tombé par terre. Michaël est passé derrière le bar et a mis en marche la machine à café.

   - On a des nouvelles de Simon ? s’inquiète-t-elle, en déverrouillant son écran.

   - Je crois pas… Regarde mon téléphone. Il est sur la table devant toi.

   Pas de message, pas d’appel. Elle saisit l’autre appareil sachant très bien que si son frère avait donné signe de vie, il l’aurait contactée elle.

   - Tu as cinq messages de Fiona, déclare-t-elle d’un ton mi-déçu, mi-agacé.

   - Fiona ? s’étonne le garçon. Ah mince ! Fiona ! Je devais la voir hier soir et j’ai complètement zappé…

   Nina lui tend son portable par-dessus le comptoir en échange d’une tasse de café fumant. De son autre main, elle appuie sur la touche rappel pour tomber une énième fois sur le répondeur de son frère.

   - Toujours rien… déprime la jeune fille. Je propose qu’on passe chacun chez nous pour voir si Simon n’est pas là-bas et qu’on se retrouve dans une heure au bureau.

   - C’est-à-dire que j’avais prévu de…

   Michaël est stoppé dans sa phrase par le regard réprobateur de Nina.

   - Laisse tomber, ça peut attendre, finit-il par dire. Faisons comme t’as dit.

 

*

 

   À force de concentration, la mémoire de Simon s’éclaircit et il arrive peu à peu à remettre des images sur la soirée de la veille. Il se rappelle avoir attendu près du Croc’ à minuit. Puis un garçon l’a rejoint.

   - Comment s’appelait-il déjà ? murmure-t-il pour lui-même. Un prénom mixte… Maël ? Camille !

   Puis, deux silhouettes sont apparues… On leur a bandé les yeux et on les a baladés, au sens littéral comme au figuré, jusqu’à un endroit secret. Et quand le bandeau est tombé…

   Simon écarquille les paupières. Il se trouve dans une pièce fermée, illuminée par quatre candélabres posés par terre. Autour de ceux-ci, une dizaine de capuches se tiennent droites comme vissées à des poteaux invisibles et le dévisagent. Au fond de la pièce, Simon reconnaît des pupitres entassés et les murs ont été recouverts de tissus noirs et or. Impossible ainsi de déterminer dans quelle salle de classe ils se trouvent.

   Leurs deux guides prennent place dans le cercle et l’attention générale se porte au milieu de l’espace délimité par les bougies. Là, se tient une silhouette à la robe plus dorée que les autres et sous la capuche apparait un visage. Figé dans l’or. Un masque funéraire. Une statue de roi qui prendrait vie pour leur souhaiter la bienvenue dans ce royaume secret.

   Une voix familière résonne autour d’eux, mais Simon comprend qu’elle provient du masque doré :

   - Allégeance, Tradition, Progrès, ânonne-t-il. Voilà la devise de Royalty et les valeurs auxquelles vous devrez vous soumettre jusqu’à la mort. Le poids d’une longue lignée de Royals pèse sur vos frêles épaules et sur votre conscience, dussiez-vous porter préjudice au serment que vous allez prononcer ce soir.

   Simon n’arrive pas à se concentrer sur le discours du chef des Royals, tant il farfouille dans sa mémoire à la recherche de ce timbre de voix qu’il a déjà entendu.

   - Mais avant de pouvoir accéder au Graal et intégrer Royalty, vous allez devoir exécuter une mission. Le premier à la réaliser gagnera sa place. L’autre sera exclu de la société à vie.

   Après leur avoir énoncé les détails de leur tâche, le chef des Royals se retire et les célébrations commencent.

   À partir de ce moment-là, Simon n’est plus très sûr de pouvoir faire confiance à sa mémoire. Les événements sont flous, se brouillent et se mélangent sous l’effet de l’alcool qu’on leur force à ingurgiter. La lumière des bougies et les cocktails à base de psychotropes déforment les êtres, les sons et les détails. Camille et lui sont dans un état second, sans repère, comme des enfants qu’on aurait lâché au milieu de la bourse de New York ; ils n’ont rien à faire là et ne comprennent pas ce qui se passe autour d’eux.

   Simon croit s’être évanoui une ou deux fois pendant la nuit. Il se souvient de mains qui lui frappent les joues pour le réveiller, mais ses paupières sont trop lourdes, il n’arrive pas à les garder ouvertes. Au fond de lui, il sent que c’est une question de survie, mais son corps ne lui répond plus. Et soudain du liquide froid asperge son visage et s’insinue dans le col de son polo.

   Il concentre tous ses efforts sur une seule pensée : prévenir Nina. S’il arrive à récupérer son téléphone qu’on lui a confisqué en entrant dans la pièce, il pourra lui envoyer sa localisation. Sauf qu’il n’a aucune idée de l’endroit où ils l’ont mis. Cette opération semble insurmontable et il finit par succomber à la fatigue.

   C’est le trou noir jusqu’à son réveil ce matin dans la salle de classe. Si c’est dans cette pièce qu’a eu lieu la séance, toute trace des Royals a disparu. Les pupitres ont repris leur place au milieu, bien alignés face au tableau, les draps noirs et or ne couvrent plus les murs et les candélabres ont disparu. Et où est Camille ? A-t-il subi le même sort que lui ? S’est-il échappé ou est-il enfermé dans une autre salle ?

   Ligoté au radiateur, Simon arrive tout de même à se mettre sur ses pieds et à jeter un œil par la fenêtre. L’angle de sa position lui permet d’apercevoir les toits de l’Union et lui confirme qu’il est bel et bien au deuxième étage du bâtiment principal de l’Université.

   Il passe les minutes suivantes à essayer de détacher ses liens, mais les attaches en plastique cisaillent la peau de son poignet. Autour de lui, aucun objet tranchant ne pourrait faire office de couteau. Et le radiateur ne va clairement pas céder sous la force de ses tractions.

   - Mon portable ! s’exclame-t-il tout à coup, comme si on avait activé un bouton rappel dans sa mémoire.

   Simon tâtonne ses poches, fouille la pièce du regard, mais l’inquiétude grandit dans sa poitrine. C’est dimanche. Il n’y a pas de cours aujourd’hui, personne ne travaille dans les locaux. Sans moyen de prévenir qui que ce soit, il risque de devoir attendre vingt-quatre heures avant que quelqu’un ne tombe sur lui.

   Épuisé et sous l’effet de l’adrénaline qui redescend, Simon s’assied, le dos contre le radiateur et passe l’heure qui suit entre somnolence, sanglots et panique.

   En observant la trajectoire du soleil, le jeune homme estime qu’il pourrait être environ midi et réalise que selon la vue qu’il a des toits de l’Union, il devrait se trouver plus ou moins au-dessus de l’aile administrative.

   En outre, il sait que Nina est sûrement morte d’inquiétude et il n’est pas impossible que sa sœur attende impatiemment de ses nouvelles au bureau des plaintes. Il n’a rien à perdre à tenter le tout pour le tout.

 

*

 

   Depuis une demi-heure, Nina fait les cent pas dans le bureau des plaintes de l’Université. Une tonne de questions lui traversent l’esprit : pourquoi son frère ne l’a-t-il pas contactée ? Où se trouve-t-il en ce moment ? Que lui est-il arrivé ? Est-il en bonne santé ? Elle se sent impuissante et elle n’aime pas ça. Et surtout, elle se sent coupable et elle aime encore moins ça. Jamais elle n’aurait dû l’entraîner là-dedans… Simon n’était pas prêt, il avait un pressentiment qu’elle aurait mieux fait d’écouter.

   Après avoir quitté le Croc’, la jeune fille est rapidement passée à sa chambre sur le campus pour prendre une douche et se changer. Son frangin n’était pas là et il n’avait laissé aucun message papier à son attention. Elle était donc repartie en vitesse pour le bureau des plaintes pour retrouver Michaël et espérer obtenir plus de réponses.

   Justement, elle entend des pas dans le couloir.

   - Tu foutais quoi ? Ça fait une demi-heure que je t’attends ! lui crie-t-elle dessus alors qu’il passe la porte.

   Michaël se fige devant la dureté de ces paroles, son sandwich jambon, salade, tomate au bord des lèvres.

   - Bah j’ai pris une douche… esquisse-t-il.

   - En 45 minutes ?

   - Et j’me suis fait un sandwich… dit-il d’un air coupable. T’en veux un morceau ?

   Nina n’a rien avalé depuis plusieurs heures mais la préoccupation semble prendre toute la place dans son estomac.

   - Non, merci… J’ai pas faim… Désolée…

   Elle s’effondre sur le canapé et Michaël la rejoint sur la pointe des pieds craignant de réveiller l’animosité de la jeune fille par sa présence.

   - Eh, mais t’inquiète, Nina, on va le retrouver. Il a dû dormir quelque part, peut-être que son téléphone n’a plus de batterie ou il est encore avec les Royals et tout se passe bien.

   - Je ne sais pas… Cette fois c’est mon tour d’avoir un mauvais pressentiment. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose car ce serait…

   - Arrête d’imaginer le pire, il doit sûrement y avoir une explication rationnelle, rassure le jeune homme.

   - À quel moment tu penses qu’on devrait prévenir la police ?

   - Quand on aura retrouvé son corps, j’imagine, plaisante Michaël.

   Mais Nina lui envoie son poing dans l’épaule, coupant court aux rires du garçon.

   Les deux amis restent assis en silence pendant de longues minutes et finissent par percevoir un bruit répétitif de métal et des cris au-dessus de leur tête.

   - Tu entends ça ? questionne la jeune fille.

   - Hein ? Quoi ? demande Michaël, qui se bat avec une tomate voulant s’échapper d’entre les deux tranches de pain.

   - Il y a quelqu’un qui appelle à l’aide à l’étage ! s’écrie Nina, sautant sur ses pieds.

 

*

 

   Simon secoue le radiateur de toutes ses forces, donne des coups de chaussures dans ses tuyaux et hurle :

   - Au secours ! Nina !

   Il a prévu de faire ça pendant une centaine de secondes toutes les dix minutes pour ne pas s’épuiser et multiplier ses chances que quelqu’un l’entende à un moment donné.

   Mais à sa deuxième tentative, il est soulagé d’entendre la voix de sa sœur de l’autre côté de la porte :

   - Simon ! On est là !

   La poignée remue, mais la serrure est verrouillée. Elle crie de plus belle :

   - Michaël ! Je l’ai trouvé !

   Ses deux sauveurs marmonnent à quelques mètres de lui et au bout de ce qui lui semble une éternité, le loquet cède.

   Au plus vite, Simon est ramené au bureau des plaintes où Nina lui rend son téléphone qu’elle a trouvé par terre devant la porte fermée à clé. Entre deux gorgées de tisane, il leur raconte tant bien que mal ce qui s’est passé la nuit précédente.

   - Quel était le but de t’enfermer dans cette pièce ? s’enquiert Nina.

   - Je pense que ça faisait partie de leur bizutage. Pour pimenter un peu plus la mission.

   - Je m’en veux tellement de t’avoir entraîné là-dedans, gémit sa sœur, en caressant les cheveux bruns ébouriffés de son aîné.

   - C’était ma décision, la rassure Simon. Mais l’énigme reste irrésolue. Je n’ai pas vu leur visage. Je n’ai aucun nom à dénoncer.

   - C’était quoi la mission qu’ils vous ont demandé de faire ? interroge Michaël, l’air pensif.

   - Non, Michaël, s’interpose Nina. N’y pense même pas. On n’ira pas plus loin.

Mais Simon réplique :

   - Ils nous ont donné un prénom : Carl. Et nous ont montré sa photo. On doit le retrouver sur le campus.

   - C’est tout ? interrompt Nina, surprise.

   - Non… continue Simon. Ensuite, il faut qu’on se débrouille pour qu’il termine attaché, sans vêtements, au mât à drapeaux qui se trouve derrière la résidence John Cameron. Le premier à le prendre en photo et à la publier sur les réseaux sociaux gagne le droit d’intégrer Royalty.

   - C’est n’importe quoi ! s’offusque Nina. Ils croient vraiment que quelqu’un est capable de faire ça, juste pour intégrer leur stupide société secrète ?

   - J’en sais rien, Nina. Peut-être que Camille en est capable. Ça se joue entre lui et moi maintenant.

   - Il faut raconter tout ça à la Faculté.

Simon cherche du regard l’avis de son colocataire. Ce dernier décide d’intervenir en sa faveur :

   - C’est risqué… C’est la parole de Simon contre la leur. Et ils sont puissants. En plus, la Faculté pourrait se retourner contre lui, en lui reprochant d’avoir été sous l’emprise de l’alcool et de la drogue

   - Si je veux les faire tomber, je dois être prêt à tomber avec eux, soupire Simon.

Les trois amis restent pensifs un moment, chacun essayant de trouver une issue à cette situation dans laquelle ils se sont empêtrés.

   - À moins qu’on arrive à avoir Camille de notre côté… suggère Nina.

   - Oui, ça nous donnerait plus de force, renchérit Michaël.

   - Et si on part du principe qu’il va remplir la mission, je crois savoir où on peut le trouver…

 

*

 

   La résidence pour garçons John Cameron se situe de l’autre côté de l’Union, à peu près symétriquement à sa consœur, Elsa Cameron, réservée aux filles. Michaël connait bien l’endroit puisqu’il y occupait une chambre l’année précédente, avant d’emménager avec Simon. Quant à Nina, elle réalise soudain qu’elle n’a pas encore mis les pieds de ce côté-là du campus depuis son arrivée cet été.

   Le bâtiment se trouve à l’orée d’un sous-bois, mal fréquenté par les étudiants qui viennent régulièrement dealer et consommer en fin de journée et le week-end. Les trois amis font un tour des lieux et questionnent les gens qu’ils croisent pour savoir s’ils n’ont pas vu Camille ou Carl. Au bout d’une petite heure, ils font le choix de s’installer un peu à l’écart de la résidence sur un banc d’où ils peuvent observer les allées et venues à mi-chemin de l’entrée principale et du mât à drapeaux.

   - Tu penses que Camille est capable de relever la mission ? interroge Michaël.

   - Je pense surtout qu’il doit crever de trouille que j’y arrive avant lui.

   En effet, il ne leur faut pas attendre longtemps pour apercevoir Camille qui sort de John Cameron, accompagné d’un gringalet qu’il soutient sur son épaule. Simon, Nina et Michaël accourent dans sa direction.

   - Camille ! crie Simon.

Dans un sursaut, celui-ci laisse tomber par terre le maigrelet, apparemment inconscient.

   - Non, Merlin ! C’est moi qui l’ai trouvé en premier, gémit-il, en prétendant être prêt à se battre pour garder son butin.

Mais en voyant Michaël et Nina entourer Simon, il fait un pas en arrière.

   - Attends, s’il te plait, supplie Simon. On n’est pas obligé de rentrer dans leur jeu.

   - Je… je ne vois pas d’autre issue possible. Il faut… il faut qu’on obéisse… chuinte Camille.

   - On ne te laissera pas t’en prendre à Carl, quoi qu’il arrive, informe Simon. Alors, je propose qu’on aille calmement en discuter au bureau des plaintes, s’il te plait.

   Les garçons s’occupent de transporter la victime, qui reprend gentiment connaissance après un sale coup derrière la nuque. Nina prépare du café pour tout le monde et tend un sac de glaçons à Carl pour sa tête.

   - C’est moi, explique-t-il. C’est moi qui ai laissé le mot anonyme dans la boîte aux lettres. J’ai refusé de me soumettre à leur initiation l’année passée et ils me harcèlent depuis. Voilà jusqu’où ils sont capables d’aller. Je me suis plaint à la Faculté mais rien n’a été entrepris. Ils ne peuvent rien faire sans avoir de preuves et sans connaître le nom des coupables.

   - Ensemble, on peut les dénoncer, répète Simon. On va les retrouver et on leur fera payer à notre façon, de manière juste.

   - Non, non, non, réplique Carl. Vous allez devenir leurs prochaines victimes et ils vont faire de votre vie un enfer.

   - Alors désape-toi qu’on puisse t’attacher au mât et envoyer ta photo sur les réseaux sociaux, intervient Michaël sur un ton plus que sérieux. Parce que c’est la seule autre option.

   Carl se recroqueville dans le fauteuil.

   - On sera plus forts à trois, convainc Simon. Les Royals sont là dehors, quelque part, dissimulés parmi les étudiants, assis à côté de nous à la cafétéria, dans les couloirs de nos résidences. On va finir par les démasquer.

   - Camille, Simon, vous allez noter tous les détails dont vous vous souvenez à propos d’hier soir, entreprend Nina. Et Carl, tu vas ajouter tout ce que tu sais sur eux. De mon côté, je vais préparer les papiers pour déposer la plainte.

   - Et moi, je fais quoi ? s’enquiert Michaël.

Tous le dévisagent.

   - Je reprendrais bien un peu de café, suggère Simon, un sourire aux lèvres.

 

*

 

   Ils passent tout l’après-midi à récolter le moindre petit indice au fond de leur mémoire et continuent leur besogne le lendemain, au bureau des plaintes. Ils se sont résignés au fait que leur procédure risque de prendre du temps et ne s’attendent donc pas à l’avancée gigantesque qui leur arrive dessus.

   Gabriel Gaudette, qui n’était pas censé travailler ce lundi-là, passe pourtant au bureau chercher quelques affaires et se fige lorsqu’il les voit tous, réunis dans la pièce. Le jeune homme fait volte-face, mais Nina l’interpelle :

   - Hé Gab, tu tombes bien ! Le professeur Tavernier a laissé une enveloppe pour toi ce matin.

   - Ah… merci, marmonne-t-il. Elle est où ?

Il ne suffit que de ces quelques mots pour déclencher des frissons dans tout le corps de Simon. Pivotant vers Carl et Camille, leurs visages blêmes lui font comprendre qu’ils l’ont aussi remarqué.

   Gabriel saisit le carré de papier que lui tend Nina et s’échappe presque en courant du bureau.

   - C’est lui ! s’exclame Camille, bondissant du canapé. Le chef de Royalty a exactement la même voix que ce gars-là !

   - Je sais, murmure Simon, en lançant un regard dépité à Nina. Je l’ai reconnu aussi.

Nina tombe des nues.

   - Je n’arrive pas à y croire… gémit-elle. En plus, il colle parfaitement au profil : intelligent, riche, haut placé…

   À contre-cœur pour leur collègue qu’ils respectent même s’ils ne s’entendent pas plus que ça avec lui, le frère et la sœur finissent de remplir le dépôt de plainte et contactent la Faculté, puis la police.

 

*

 

   L’inspecteur en charge de l’affaire, un certain Hippolyte de Kalbermatten, entre dans l’aile administrative de l’Université. Ce n’est pas la première fois qu’il met les pieds sur le campus puisque c’est lui qui avait déjà pris la déposition de Carl, quelques mois auparavant concernant un éventuel bizutage. C’est pour cette raison que son chef lui a demandé d’être présent, pour suivre l’enquête et interroger les nouveaux témoins.

   Ses mocassins claquent sur le sol en pierre du bâtiment. Il profite du trajet pour relire rapidement les notes qu’il avait prises à l’époque, se remettant en tête les déclarations du gringalet. Il le revoit, assis sur son lit, l’air abattu et désemparé, avec pour seule réponse aux questions de l’inspecteur des « je ne sais pas » dépités.

   D’ailleurs, il le reconnait instantanément, cet air pitoyable, lorsqu’il pénètre dans le bureau des plaintes. Il dissimule son carnet de notes dans la poche intérieure de son costume et lance un « bonsoir » à la ronde. Le soleil est en train de disparaître derrière les tourelles de l’Union, projetant une lumière orangée à travers les grandes baies vitrées. Dans la pièce, se sont rassemblés plusieurs étudiants, trois adultes qu’il estime être des membres de la Faculté, et deux agents de patrouille probablement appelés en renfort pour l’aider dans ses démarches.

   Nina détaille l’inspecteur de la tête aux pieds, ravalant son bon vieux cliché du flic quinquagénaire et rondouillet. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Hippolyte de Kalbermatten est clairement un utilisateur fréquent des salles de musculation. Nina s’attendrait presque à le voir soulever le fauteuil sur lequel il prend appui, comme de la fonte, inspirant, expirant en rythme.

   Simon est soulagé. Cet inspecteur en costume a une allure très professionnelle. Il paraît façonné d’angles droits : ses épaules, sa mâchoire, même sa démarche et ses phrases paraissent carrées. Avec lui aux commandes, l’affaire sera rondement menée et bouclée dans les plus brefs délais, sans ratures.

   Michaël est soupçonneux face à de Kalbermatten. Ce dernier paraît un peu jeune pour être inspecteur. Est-il vraiment qualifié pour mener cette enquête complexe ? Malgré sa carrure de rugbyman, va-t-il faire le poids face à une Faculté réticente à poursuivre Gabriel et les membres tout puissants de Royalty ?

   - On va commencer par Carl, annonce l’inspecteur, après s’être présenté. Vous allez me dire tout ce que vous savez, tout ce qui s’est passé, tout ce que vous avez vu ou entendu.

   - On a déjà tout noté dans ce fichier, interrompt Nina, en lui tendant une liasse de pages dactylographiées.

De Kalbermatten feuillette le dossier que la jeune fille lui a remis.

   - Très bien.

Nina sourit, fière de son initiative.

   - Et bien, vous allez tout reprendre depuis le début. Je m’installe à ce bureau.

Le flic désigne l’emplacement de Gabriel, à gauche de l’entrée.

   - Faites comme chez vous… marmonne Nina, avant de s’effacer dans la kitchenette pour préparer des boissons à servir.

   Ils passent la soirée à raconter la même histoire en boucle, seuls les points de vue diffèrent. Puis, ils remplissent et signent des documents. On fait des photos, des relevés d’empreintes. On prend soin de tout détailler, de tout consigner.

   À vingt-et-une heure, les trois amis peuvent enfin fermer le bureau des plaintes. Carl et Camille sont partis les premiers, puis les représentants de la Faculté ont encore longuement discuté avec la police pour envisager les poursuites à l’encontre de Gabriel et les conséquences pour l’Université. Le recteur de la Faculté a d’ores et déjà menacé d’expulser tous les étudiants qui seront identifiés comme membres de Royalty.

   Nina et Simon sont confiants ; la police a pris très sérieusement leur cas en considération. L’enquêteur leur a promis de les tenir au courant de l’avancée de leur plainte. Il va personnellement procéder à l’interpellation de Gabriel Gaudette à la première heure le lendemain pour l’interroger.

 

*

 

   Comme promis, l’inspecteur de Kalbermatten se déplace quelques jours plus tard en personne au bureau des plaintes de l’Université pour annoncer à Nina et Simon que Gabriel va être poursuivi pour ses actes.

   - C’est une bonne nouvelle, constate Simon, plus que satisfait.

   - Il n’a cependant rien avoué et n’a dénoncé aucun membre de Royalty, mais on a assez d’éléments pour l’inculper, explique l’enquêteur.

   - C’est déjà ça, soupire Nina. Se débarrasser du chef des Royals est un sacré coup de pied dans la fourmilière.

   - Merci infiniment inspecteur, conclut Simon en lui tendant la main.

Hippolyte de Kalbermatten n’a pas besoin de s’efforcer pour lui broyer les doigts.

   - J’admire le travail que vous faites dans ce service pour étudiants, mais infiltrer une société secrète n’est pas de votre ressort. Ça aurait pu se terminer d’une toute autre façon. Bien pire…

   - On croirait entendre le professeur Tavernier… grommèle Michaël, qui passe une tête dans le bureau au même moment.

De Kalbermatten ignore la remarque du nouveau venu et menace :

   - J’espère réellement qu’il n’y aura pas de prochaine fois.

Il s’approche du bureau de Nina et y dépose un carton de papier, avant d’ajouter :

   - Mais juste au cas où… voici ma carte professionnelle.

Nina esquisse un sourire gêné et le remercie à voix basse.

   Peu de temps après le départ de l’inspecteur, le petit groupe apprend que Gabriel est renvoyé de l’Université avec effet immédiat.

   - Je ne me serais pas attendu à moins que ça, déclare Simon. Il n’a eu que ce qu’il méritait.

   - Que va-t-il se passer pour Royalty ? s’interroge Nina.

  - Ne t’inquiète pas pour eux, réplique Michaël. Ils trouveront bien vite un remplaçant et recommenceront de plus belle. Personne n’est irremplaçable.

   - En parlant de remplaçant… renchérit Simon. Il va falloir quelqu’un pour prendre le poste de Gabriel au bureau des plaintes.

Le visage de Michaël s’illumine d’un sourire plein d’arrière-pensées.

   - Je ne te promets rien ! coupe tout de suite Simon. Mais bien sûr que je présenterai ton dossier au professeur Tavernier. C’est de toute façon lui qui prendra la décision finale.

   - Ce serait génial ! s’enthousiasme le jeune homme. Bon pour te remercier et fêter ces bonnes nouvelles, je vous offre la première tournée de bières au Croc’ tout à l’heure ! Il y a une soirée « no pression ».

   - « No pression » ? s’étonne Nina. C’est quoi le concept cette fois ?

   - Aucune idée ! s’exclame Michaël. Mais je compte sur vous pour venir le découvrir !

Le jeune homme leur lance un clin d’œil et s’installe dans le canapé en sifflotant, alors que Simon et Nina retournent à leur bureau.

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