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Saison 1 - Episode 9

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Vengeance : Acte 3

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   Trois coups de sonnette brefs déchirent le silence matinal de l’appartement. Simon Dalambert sursaute dans son lit et ouvre les yeux. Il reste immobile dans l’obscurité de sa chambre, l’oreille tendue en direction de l’entrée, se demandant s’il a bien entendu quelqu’un sonner à la porte. Peut-être était-ce un mauvais rêve ?

   - Police, ouvrez ! perçoit-il dans le lointain de sa conscience.

   Comme monté sur un ressort, Simon se redresse. Son téléphone indique sept heures tapantes. Deux nouveaux bips stridents finissent de le sortir de sa torpeur et il se rue en dehors de sa chambre. Dans le couloir, il aperçoit la tête de Michaël, les cheveux ébouriffés et les yeux mi-clos.

   - C’est quoi ce bordel ? questionne-t-il, la bouche pâteuse.

   Simon soulève les épaules sans répondre, car il n’en a lui-même aucune idée.

   Après avoir déverrouillé la serrure et retiré le cordon de sécurité, Simon entrouvre la porte. Il reste bouche bée en apercevant Hippolyte de Kalbermatten de l’autre côté. Pour son cerveau, il n’y a aucune explication plausible à ce que l’inspecteur soit chez lui un mardi matin. Le jeune homme n’arrive même pas à articuler un bonjour en réponse.

   - Est-ce que Michaël Fassnacht est là ?

   - Michaël ? Euh… oui.

   Simon s’écarte pour laisser entrer de Kalbermatten et deux agents en uniforme.

   Tout l’appartement est plongé dans le noir car les stores sont baissés, mais les policiers trouvent leur chemin dans le couloir. Michaël, qui a entendu prononcer son nom, avance dans leur direction.

   - Qu’est-ce qui passe ? articule-t-il difficilement.

   - M. Fassnacht, on va vous demander de nous suivre au commissariat.

   - Pourquoi ? questionne Simon.

   Simon est gentiment prié de se tenir à l’écart et de ne pas intervenir. Repoussé dans le salon, le jeune homme suit la scène en retrait. Un des agents en uniforme se place entre lui et son colocataire, formant une barrière avec son corps.

   - On doit vous poser quelques questions.

   - Je peux m’habiller quand même ?

   - Allez-y.

   Un agent accompagne le garçon dans sa chambre, le temps de passer un jogging et un t-shirt.

   - Par mesure de sécurité et pour faciliter le transport, un agent va vous passer les menottes, explique de Kalbermatten.

   Encore trop endormi ou totalement abasourdi, Michaël suit docilement les requêtes de la police. Mais Simon réagit pour lui :

   - Quoi ? Non, mais attendez ! C’est vraiment nécessaire ?

   Le jeune inspecteur l’ignore et escorte Michaël en dehors de l’appartement. Simon les suit bêtement jusqu’en bas de l’immeuble et observe son ami monter dans le véhicule estampillé « police », sans ne rien pouvoir faire.

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*

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   Nina est debout depuis six heures trente car cela fait une dizaine de jours maintenant qu’elle s’est mise en mode « examens de fin d’année » ; ses journées sont chronométrées autour de son travail, chaque moment de pause est mis à contribution pour relire ses cours ou retaper ses notes, et ses soirées se terminent souvent tard à la bibliothèque.

   Ce matin, elle a prévu de voir une copine pour qu’elle lui explique les différences entre plusieurs courants sociologiques. Elles se sont donné rendez-vous à la cafétéria pour gagner du temps et prendre leur petit-déjeuner tout en révisant.

   Mais au moment de sortir de sa chambre d’étudiante située au deuxième étage de la résidence Elsa Cameron, elle tombe nez à nez avec son frère qui monte deux à deux les marches de l’escalier.

   - Simon ? s’étonne-t-elle. Qu’est-ce que tu fais là ?

   - C’est Michaël, anhèle-t-il, essoufflé par sa course. Il a été arrêté par la police tout à l’heure.

   - Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il a encore fait ?

   - Je n’en sais rien ! De Kalbermatten s’est pointé chez nous pour l’emmener au commissariat. Ils l’ont menotté et tout !

   - Comment c’est possible ? essaie de comprendre la jeune fille. Tu penses que c’est grave ?

   - Aucune idée ! Je voulais t’en parler en premier. Et te demander si…

   Une fille les salue en passant sur le palier du dessus, une serviette et un shampoing dans les mains. Simon se met à chuchoter :

   - Tu voulais m’accompagner au commissariat ?

   Nina ne réfléchit même pas et accepte tout de suite. Tant pis pour la sociologie, leur ami a besoin d’aide et c’est dorénavant sa priorité.

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*

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   Le trajet en voiture jusqu’au poste de police s’était déroulé dans le silence complet. Michaël était rapidement sorti de son état amorphe et avait envisagé toutes les raisons possibles et inimaginables à son arrestation. Pourtant aucune ne paraissait lui convenir.

   Un agent l’avait ensuite conduit à une salle d’interrogatoire et lui avait retiré ses menottes. Seules une table vide et deux chaises occupaient l’espace. Un peu de lumière parvenait à travers la grille d’un soupirail contre l’un des quatre murs nus.

   L’agent resté avec lui pour le surveiller lui intime de s’assoir mais Michaël bouillonne d’incompréhension. À plusieurs reprises, il demande au policier de lui expliquer ce qu’il fait ici, mais celui-ci reste de marbre.

   Après un long moment d’attente, de Kalbermatten entre dans la pièce et s’installe en face de Michaël.

   - Merci de votre patience, s’excuse-t-il auprès du jeune homme.

   - Jusqu’à maintenant je pense avoir été très coopératif. Mais j’avoue que j’aimerais bien qu’on m’explique ce qui se passe, dit froidement Michaël.

   - Oui, je comprends. Voilà, une plainte a été déposée contre vous, M. Fassnacht, et je vous ai fait venir pour vérifier quelques détails et entendre votre témoignage.

   Michaël écoute d’une oreille l’inspecteur lui dire ses droits et comment l’interrogatoire va se dérouler. Dans sa tête, le jeune homme est ailleurs, ses pensées sont comme endormies, anesthésiées par le choc de cette nouvelle, flottant dans un nuage cotonneux qui aurait enflé à l’intérieur de son cerveau.

   - M. Fassnacht ? Pouvez-vous me dire où vous étiez dimanche passé à seize heures ?

   - Hein ? Dimanche passé ? Je… je me souviens plus.

   - Essayez de faire un effort. C’est important.

   - À quelle heure, vous avez dit ?

   - Dans les environs de seize heures…

   - Je devais être au sport.

   - À la salle de sport ? Celle du campus ?

   - Oui… enfin, non. Comme il faisait beau, on est d’abord allés courir au terrain d’athlétisme.

   Michaël se frotte le visage avec les mains comme pour chasser la brume de sa mémoire et épousseter ses souvenirs.

   - Avec qui ?

   - Avec Amel.

   - Vous pouvez nous donner son nom de famille ?

   - Benaglio.

   De Kalbermatten prend des notes dans son calepin.

   - Donc vous êtes allés courir sur la piste extérieure, reprend l’inspecteur. Et ensuite ?

   - On a terminé l’entrainement par du renforcement musculaire au fitness. On est sortis vers cinq heures et demie, je pense.

   - Comment décririez-vous votre relation avec Mlle Benaglio ?

   - Comment ça ? s’étonne Michaël.

   - À quel point connaissez-vous Mlle Benaglio ? Êtes-vous proches l’un de l’autre ?

   - Non, pas vraiment. On s’est rencontré il y a quelques mois… Elle cherchait un coach sportif, je lui ai proposé de l’aider. On passe pas mal de temps ensemble, c’est vrai. Mais je ne pourrais pas dire qu’on soit proches, comme des amis.

   - Comme un couple alors ? interroge de Kalbermatten.

   - Non, encore moins ! Il n’y a jamais rien eu entre nous… Mais pourquoi ces questions ?

   Le téléphone de Kalbermatten sonne dans sa poche. Il en consulte l’écran avant de répondre :

   - Simple routine. Donc selon vous il n’y a aucune ambiguïté dans votre relation avec Mlle Benaglio ?

   - Comme je viens de vous le dire, non.

   L’inspecteur ferme son calepin et se lève.

   - Je dois m’absenter quelques instants.

   - Est-ce que je peux m’en aller ?

   - Je reviens vous voir tout à l’heure. Un agent va vous apporter quelque chose à boire.

   À nouveau, Michaël se retrouve en tête à tête avec son surveillant muet.

 

*

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   Nina et Simon trépignent dans la salle d’attente du poste de police, surveillant les allées et venues des fonctionnaires, écoutant discrètement les conversations qui leur parviennent, s’inquiétant de savoir ce qu’est en train de vivre Michaël.

   L’employée de l’accueil les garde à l’œil depuis son bureau, un véritable rapace fixant sa proie du regard. Même lorsqu’elle répond au téléphone ou aux demandes de visiteurs, le frère et la sœur sentent son radar posé sur eux. Il faut dire qu’ils n’ont pas été tendres avec elle en débarquant comme deux furies au commissariat. Pendant un quart d’heure, ils n’avaient pas voulu quitter leur place et avaient réclamé des nouvelles de leur ami et exigé de parler à l’inspecteur Hippolyte de Kalbermatten. Finalement, l’obstination du vautour avait gagné et ils avaient accepté de s’assoir en attendant qu’on veuille bien les recevoir.

   - Ça fait bientôt une demi-heure qu’on poireaute ici ! s’exaspère Simon. Et personne ne nous dit rien…

   - J’ai une idée, tressaute Nina.

   La jeune fille sort son téléphone, tapote sur l’écran et le porte à son oreille.

   - Bonjour inspecteur, articule-t-elle. C’est Nina Dalambert. Il faut que je vous parle. C’est urgent. Rappelez-moi dès que vous aurez ce message. S’il vous plait. Merci d’avance.

   Simon la félicite du regard.

   - J’aurai essayé, explique-t-elle. On verra ce que ça donne.

   L’audace de la demoiselle s’avère payante puisque, cinq minutes plus tard, de Kalbermatten apparait à la réception. Nina saute de sa chaise et l’interpelle.

   - Ah, vous êtes là, répond-il. J’allais vous passer un coup de fil. Qu’est-ce qui se passe ?

   - C’est plutôt à nous de vous demander ce qui se passe, rétorque la jeune femme. Où est Michaël ? Pourquoi l’avez-vous appréhendé ?

   L’inspecteur fait un pas en arrière et se referme sur lui-même.

   - Une enquête est en cours. Je ne peux rien vous dire.

   - S’il vous plait, inspecteur, supplie Simon. Vous nous connaissez bien et il s’agit de mon meilleur ami. Ce n’est pas n’importe quelle enquête.

   Au bout de quelques secondes, Hippolyte craque devant les mines abattues, mais sincères des deux jeunes. Il les mène à l’écart et chuchote :

   - Je ne suis pas censé vous en parler. Mais on est en train d’interroger votre ami au sujet d’une plainte très grave. Une certaine Amel Benaglio l’accuse d’agression sexuelle.

   Nina porte sa main à sa bouche et ouvre de grands yeux.

   - Quoi ?! s’écrie Simon. Mais c’est impossible !

   - Écoutez-moi, souligne de Kalbermatten. Je vous conjure de ne pas vous mêler de cette affaire. Laissez-moi m’en occuper ou cela pourrait porter préjudice à votre ami, croyez-moi.

   L’inspecteur leur fait jurer de rester en dehors de ça et s’éclipse.

   Cette nouvelle heurte Nina et Simon de plein fouet, les laissant abasourdis. Ils se demandent comment et surtout pourquoi Amel ferait une chose pareille. Cette accusation leur parait sortie de nulle part et complètement à côté de la plaque. Ils ne comprennent d’ailleurs pas que la police prenne cette plainte au sérieux.

   Alors qu’ils discutent à voix basse dans la salle d’attente, Simon se met à fixer une jeune femme qui s’approche de la réception. Elle s’adresse au vautour de l’accueil et leur tourne le dos, mais ses longs cheveux bruns lui paraissent familiers.

   - Tu m’écoutes ? s’agace Nina, en secouant son frangin.

   - Oui, oui, répond-il d’un ton absent. C’est juste que cette fille me dit quelque chose…

   Nina suit le regard de son frère et n’a pas besoin de trois secondes pour reconnaitre la mince silhouette et la dégaine assurée d’Anastasia Kobarev. La jeune femme était venue au bureau en début d’année porter plainte pour plagiat, mais sa manœuvre s’était retournée contre elle lorsque Nina avait pu prouver qu’elle n’était pas la victime, mais la plagiaire. Anastasia avait alors été renvoyée de l’Université et avait juré se venger de Michaël qui l’avait pourtant soutenue jusqu’au bout.

   Nina se dirige droit vers sa cible et lance sévèrement :

   - Qu’est-ce que tu fous là ?

   Anastasia fait volte-face pour affronter son assaillante.

   - Ah voilà la petite copine de Michaël, rétorque-t-elle moqueuse. J’ai entendu dire que Casanova avait été arrêté et j’ai plein de choses intéressantes à raconter sur lui…

   - Tu peux garder tes mensonges pour toi, merci. Ta parole ne vaudra rien contre la nôtre.

   - Ma parole n’a peut-être pas de poids, mais mes preuves sont lourdes.

   Sur ce, un agent vient escorter Anastasia à l’intérieur du commissariat.

   - De quelles preuves elle parle ? interroge Nina.

   - Je n’en sais rien, soupire Simon, tiraillé entre fatigue et consternation. Enfin, pour l’instant…

   Un regard à sa sœur lui suffit pour qu’elle comprenne qu’ils ne pourraient pas tenir la promesse faite à l’inspecteur de Kalbermatten.

 

*

 

   Après avoir quitté le commissariat aux alentours de dix heures, Nina raccompagne son frère jusqu’à son appartement. Elle n’a pas cours ce matin et se sent incapable de se concentrer sur ses révisions. Tant pis, son planning de travail attendra.

   En arrivant dans l’appartement toujours plongé dans le noir, la jeune fille s’attèle à ouvrir les stores et à aérer la pièce. Le soleil illumine soudainement le salon et découpe des rectangles lumineux sur les murs. Simon est dans la cuisine et cherche de quoi préparer un petit-déjeuner. Il n’a pas vraiment faim, mais il se sent vidé et espère que se sustenter lui redonnera les forces nécessaires pour tenir la journée.

   - J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas quelles preuves Anastasia pourrait avoir contre Michaël, dit Nina en rejoignant son frère devant les fourneaux.

   - Peut-être des messages… suggère Simon qui s’applique à casser deux œufs dans une poêle.

   - Un message qui dit : « Au fait je suis un agresseur sexuel » ?

   Simon pousse sa sœur pour mettre la main sur une spatule dans un tiroir.

   - Ils se sont côtoyés quoi ? Deux semaines ? s’interroge Nina. Ça m’étonnerait qu’il se soit confié à elle. Je pense plutôt qu’elle est tombée sur quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir.

   Un instant, on n’entend plus que les œufs qui grésillent sur la cuisinière. Puis Simon se met à réfléchir à voix haute :

   - À part le bureau et le Croc’, le seul endroit où ils se sont vus, c’est…

   - La chambre de Michaël ! s’exclame Nina qui se lance en direction du couloir.

   Simon éteint le feu et retire la poêle avant de partir à la poursuite de sa sœur.

   - Nina ! Tu ne peux pas entrer comme ça et te mettre à fouiller les affaires de Mic !

   Mais la jeune fille se tient déjà au milieu de la pièce entre le bureau en désordre et le lit défait. Elle ne sait pas où regarder tellement il y a d’objets dans tous les coins : des habits trainent sur un fauteuil, des feuilles sont éparpillées par terre, des chaussures dépareillées ont été jetées sous la fenêtre, l’armoire béante déverse un curieux mélange de chaussettes sales, de serviettes de bains et d’emballages froissés de chips et de chocolat.

   - Waouh, contemple-t-elle. T’inquiète, je ne vais pas mettre le bazar en fouillant… Je ne pense pas qu’Anastasia ait passé la pièce au peigne fin non plus.

   Nina repousse la boule de couvertures et s’allonge sur le lit.

   - Tu joues à quoi ? s’écrie Simon qui est resté figé sur le pas de la porte.

   - Je me mets à la place d’Anastasia…

   Elle fixe le plafond des yeux, puis détaille le poster de la femme en bikini contre le mur derrière elle.

   - Quel bon goût… ironise la jeune fille.

   Ensuite, elle se tourne sur le côté et examine la table de chevet ou plutôt ce qu’il en reste sous le tas d’objets qui la recouvre : chargeur, déodorant, mouchoirs, magazine, chewing-gums, gel pour les cheveux. Nina pousse sa curiosité et ouvre le tiroir. À l’intérieur, elle aperçoit un soutien-gorge, des capotes, des stylos et un livre.

   - Tiens, Michaël s’intéresse à la lecture ? se moque-t-elle gentiment, en sortant l’ouvrage de sa cachette. De la poésie, en plus ?

   De son côté, Simon parait retenir sa respiration comme si le moindre souffle de sa part trahirait son colocataire.

   Nina parcourt le recueil et s’attarde sur une feuille pliée en quatre qui semble servir de marque-page. Celle-ci comporte le sceau d’une école et le texte est en allemand. Nina utilise son téléphone portable pour traduire quelques phrases clés, puis écarquille les yeux en direction de son frère.

   - Qu’est-ce que c’est ?

   - C’est une lettre de renvoi d’une école en Allemagne. Cela date d’il y a plus de cinq ans.

   - Et qu’est-ce que ça dit ?

   - D’après ce que j’arrive à traduire, Michaël a été accusé d’harcèlement par une fille de sa classe.

   Simon s’avance enfin dans la pièce et saisit le papier que Nina tient mollement dans sa main droite. Malgré qu’il déchiffre très mal l’allemand, il a besoin de voir cette preuve de ses propres yeux. Mais même avec ça, il n’arrive pas à y croire.

 

*

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   Le frère et la sœur avaient été incapables d’avaler les œufs brouillés qui avaient refroidi dans la cuisine. Ils avaient par contre fait le plein de café et Nina avait proposé de passer par la cafétéria du campus pour acheter des muffins qu’ils mangeraient en chemin pour le bureau des plaintes. Bien qu’ils n’aient pas le cœur à travailler, ils devaient assurer la permanence du bureau l’après-midi.

   Heureusement, la journée est calme et à part de la paperasse, personne ne vient les déranger. L’ambiance est d’autant plus tranquille, voire morne, en l’absence de leur collègue, qui a pour habitude de fanfaronner, chantonner et discutailler au travers de la pièce.

   Nina essaie vainement de reprendre ses révisions, mais elle ne peut s’empêcher de laisser partir son esprit vers Michaël. Où est-il en ce moment ? Probablement au commissariat, dans une cellule peut-être. Va-t-il être relâché dans les heures qui suivent ou vont-ils le garder plusieurs jours ? Et cette Amel, pourquoi l’accuserait-elle à tort ? Il s’est peut-être passé quelque chose entre eux… Qu’a-t-il bien pu faire ? Est-il coupable de ce qu’on lui reproche ?

   Pour Simon, cela ne fait aucun doute : il y a une explication logique à toute cette histoire, son colocataire n’a pas le profil d’un agresseur sexuel récidiviste. Mais Nina réalise qu’elle connait assez peu Michaël en fait. Que sait-elle vraiment de ce mystérieux garçon qui partage l’appartement de son frère et travaille à leurs côtés depuis plusieurs mois ?

   Même ses sentiments à l’égard du garçon sont chamboulés : parfois l’attitude et les réactions de Michaël l’énervent à tel point qu’elle souhaiterait qu’il disparaisse de sa vie, et à d’autres moments elle se surprend à attendre impatiemment de le croiser au bureau ou au Croc’. Nina s’en veut de sentir son cœur battre plus fort lorsque le jeune homme s’approche d’elle et d’avoir des pointes de jalousie lorsqu’il drague ouvertement une autre fille. Cette attirance est toutefois plus forte qu’elle et ça l’agace de ne pas savoir maitriser ses émois. La jeune fille se sent faible et stupide de croire qu’un garçon comme Michaël pourrait s’intéresser à elle. Leurs caractères sont bien trop différents et ils feraient un couple lamentable.

   Tout à coup, Simon pousse un gros soupir exagéré et recule sa chaise de bureau d’un coup sec. Surprise, Nina se retourne et découvre le regard noir de son grand frère.

   - Impossible de me concentrer, explique ce dernier, en marmonnant.

   Il se lève et fait le tour du bureau à la manière de quelqu’un qui visiterait une galerie d’art, les mains dans le dos, trainant les pieds, détaillant les objets qui composent l’exposition du bureau des plaintes. Il marque un arrêt près du cabinet en bois laqué du professeur Tavernier et examine un instant la mappemonde qui le surmonte.

   - Tu ne trouves pas étrange que soudainement Michaël soit accusé d’agression par Amel et que comme par hasard Anastasia se pointe avec cette histoire qui remonte à l’époque de l’école ? finit-il par lâcher.

   Sa sœur s’étire sur sa chaise et hésite avant de répondre :

   - Pas s’il est coupable…

   - T’es sérieuse ?! s’exclame Simon outré. Et si c’était un coup de Royalty ?

   - Je déteste Gabriel et sa bande tout autant que toi, mais on ne peut pas à chaque fois leur faire porter le chapeau.

   - Mais rappelle-toi que Gabriel est entré en contact avec la mère de Michaël… Jusqu’à maintenant on ne savait pas pourquoi, alors peut-être qu’il cherchait à connaitre son point faible. Il apprend que Michaël a été renvoyé de son école pour harcèlement et il monte ce plan diabolique avec Amel pour le faire tomber.

   Nina reste songeuse. La théorie de Simon est plausible en effet, pourtant elle n’est pas entièrement convaincue.

   - Amel aurait des liens avec Royalty ? s’interroge la jeune fille.

   - C’est possible. Pour en être sûrs, il faudrait la confronter.

   - Elle n’acceptera jamais de nous parler.

   - Alors on va la piéger, conclut Simon avec un sourire en coin.

 

*

 

   En fin de journée, l’inspecteur de Kalbermatten prend la décision de laisser Michaël rentrer chez lui. Il a interrogé le jeune homme plusieurs fois au cours de ces neuf dernières heures, sans obtenir d’aveux. Le discours de l’accusé est cohérent et ses réactions lui paraissent honnêtes. Le policier l’a confronté au récit d’Amel Benaglio et l’a questionné au sujet de cette précédente plainte déposée contre lui cinq ans auparavant, mais l’attitude de Michaël l’amène à conclure que soit le garçon est un excellent acteur, soit il est innocent.

   En le libérant, de Kalbermatten lui demande de rester à tout moment joignable pour la police et de ne pas quitter le campus universitaire ces prochaines semaines. L’enquête continue et d’autres témoins vont être entendus.

   Michaël est épuisé et le trajet en bus qui le ramène jusqu’à son quartier lui parait interminable. Il somnole, la tête contre la vitre, et manque presque de louper son arrêt. Toute la force qu’il lui reste se concentre dans les efforts qu’il fait pour rejoindre son appartement et il est incapable de réfléchir à ce qui vient de lui tomber dessus.

   En insérant la clé dans la serrure, il se rend compte que la porte n’est pas verrouillée. Alors qu’il fait route directe vers sa chambre, une voix appelle depuis le salon :

   - Simon ? T’es déjà de retour ?

   La tête stupéfaite de Nina apparait à l’autre bout du couloir.

   Michaël réalise que c’est la dernière personne qu’il a envie de voir à ce moment donné. Dans son état, il a l’impression d’être un zombie qui n’a pas pris sa douche depuis des siècles, sa tenue vestimentaire ressemble à celle d’un joggeur qui aurait passé la nuit dans la forêt, et il se sent incapable d’aligner des mots pour faire une phrase. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir se transposer instantanément dans son lit. Pourquoi faut-il qu’elle soit toujours fourrée chez eux au mauvais moment ?

   - Michaël, ils t’ont enfin relâché ! se réjouit Nina.

   Cette dernière semble tellement ravie de le voir que le garçon décide de lui accorder cinq minutes de sa présence. Il s’avance jusqu’au salon et se laisse couler dans le sofa.

   - Simon est allé faire des achats, explique-t-elle. Si tu as faim, on pensait cuisiner des pâtes…

   - Non j’ai juste envie de dormir, coupe Michaël, en fermant les yeux.

   Un silence se répand dans la pièce et lorsqu’il rouvre les paupières, le jeune homme se rend compte que Nina est debout devant lui en train de l’observer d’un air méfiant.

   - Vas-y, grogne-t-il. Pose-la-moi.

   - De quoi ?

   - La question qui te brûle les lèvres.

   Nina se fige face au franc-parler de Michaël qui la met mal à l’aise. Une bouffée de chaleur explose dans sa poitrine. Finalement, elle murmure sans conviction :

   - Est-ce que c’est vrai ?

   Patientant jusqu’à ce que Nina relève la tête, Michaël soutient son regard et articule lentement :

   - Je n’ai jamais fait ce dont on m’accuse. Ni à Amel, ni à qui que ce soit d’autre. Ni cette année, ni dans le passé.

   Un poids semble se libérer des épaules de Nina qui relâche sa respiration. Michaël ne la quitte pas des yeux :

   - Mais si même toi, tu doutes de moi, comment je vais faire pour convaincre la police ?

   - Non, je te crois, rassure la jeune fille, en rejoignant son collègue sur le canapé.

   De plus près, elle s’aperçoit que les yeux du jeune homme sont rouges et bordés de larmes. Elle pose sa main sur celle glacée de Michaël.

   - J’ai confiance en toi, ajoute-t-elle. Simon et moi pensons que c’est une manœuvre de Gabriel pour faire couler le bureau des plaintes. D’une manière ou d’une autre, il a dû persuader Amel de mentir à ton sujet.

   Michaël reste perplexe et sans voix.

   - Mais je ne comprends pas pourquoi tu es la cible, continue-t-elle. C’est Simon qui a infiltré Royalty en début d’année et qui a fait virer Gabriel de l’Université. Les Royals devraient plutôt s’en prendre à lui !

   Sa remarque a l’avantage de faire sourire Michaël :

   - Simon, accusé d’harcèlement par une fille ? Ce ne serait pas très crédible, ricane-t-il.

   - Tu crois ?

   - Bah étant donné son attirance pour les…

   Michaël suspend sa phrase devant l’expression déconcertée de Nina.

   - Attends, continue-t-il, avec des pincettes. T’es pas au courant ?

   - Où est-ce que tu veux en venir ? s’exaspère la jeune fille.

   - Pour moi, c’est évident que ton frère est gay…

   Nina reste sans voix, ne sachant pas si Michaël est en train de la faire marcher ou si elle vient de passer dans une autre dimension de l’univers. Celui-ci se lève du canapé pour rejoindre sa chambre et jure.

   - Je suis désolé, Nina… Je pensais que, comme moi, tu l’avais remarqué. Ou que Simon t’en avait parlé. Fatigué… je suis crevé et je ferais mieux d’aller me coucher.

   Le jeune homme abandonne Nina à ses réflexions et se traine jusqu’à son lit.

   La mémoire de Nina remonte les derniers mois à la recherche d’un indice, un mot, un geste, à côté duquel elle serait passée et qui pourrait expliquer qu’elle n’ait pas vu venir la révélation que Michaël lui a balancée. Les moindres souvenirs liés à son frère sont placés sous le microscope de son analyse, à la lumière de cette nouvelle perspective. Elle ne sait pas à qui en vouloir : à elle-même de ne pas avoir remarqué que son frère était gay, ou à Simon de ne pas lui en avoir parlé. Pourtant, ils se croisent tous les jours à l’Université et ils sont plutôt proches.

   Alors que Nina est mentalement en train de remettre en question toute sa relation avec son frère, celui-ci fait son apparition dans l’entrée. La jeune fille saute sur ses pieds, avec l’impression d’avoir été prise en flagrant délit.

   - Ils n’avaient plus de tagliatelle à la supérette alors j’ai pris des penne, lance Simon.

   - Michaël est rentré, annonce Nina. Il se repose. Et je crois que je vais faire de même si ça ne te dérange pas. On se voit demain ?

   Les gestes accompagnent les paroles de sa sœur qui s’éclipse dans le couloir. Simon dépose les sacs de provisions à ses pieds et reste les bras ballants, pas sûr d’avoir compris ce qui vient juste de se passer.

 

*

 

   Le professeur Tavernier avait lui-même exigé que Michaël prenne un congé prolongé pour se remettre de l’interrogatoire et le jeune homme avait hiberné à l’appartement pendant trois jours. Simon et Nina avaient assuré la permanence au bureau des plaintes et géré la part de travail de Michaël.

   La fin de l’année approchant, les salles de cours sont de plus en plus désertées par les étudiants qui préfèrent se concentrer sur les examens qui arrivent. Mais Michaël n’a clairement pas la tête aux révisions. Il a tout juste le courage de se lever de son lit pour s’alimenter.

  Cependant, après plusieurs tentatives infructueuses, Simon arrive à le convaincre de le rejoindre au Croc’ pour boire un verre jeudi soir. Michaël fait donc un effort surhumain pour passer sous la douche et enfiler un jean et un t-shirt. Une fois sa casquette vissée sur sa tête, il rejoint à pied le campus universitaire.

   Simon est installé au fond du pub-lounge, derrière la table de billard, un endroit tranquille et à l’abri des regards. Les deux colocataires n’ont pas abordé le sujet délicat de l’arrestation de Michaël depuis son retour à la maison. À vrai dire, ils n’ont pratiquement pas échangé plus de quatre phrases en l’espace de trois jours.

   Heureusement, il n’est que dix-sept heures trente et le Croc’ n’est de loin pas plein à craquer. Michaël s’arrête au bar pour saluer ses collègues et se faire servir une chope de bière.

   - C’est super que tu aies accepté de venir, s’enthousiasme Simon, en voyant son ami arriver près de la table qu’il occupe.

   - Je ne sais pas si c’est une bonne idée… répond celui-ci, en lançant des coups d’œil à gauche et à droite. C’est peut-être mieux qu’on ne me voie pas trop trainer sur le campus ces prochains temps.

   - Ça va pas ?! T’as rien à te reprocher ! Il n’y a que les coupables qui se cachent. Il ne faut pas te laisser abattre, et continuer à vivre, Mic !

   - Ouais… Mais j’ai l’impression que tout le monde me juge.

   - Tu te fais des idées, rassure Simon. D’après ce que j’ai observé, presque personne n’est au courant de cette histoire. Et ça va te faire du bien de sortir et de voir du monde.

   Simon tend son verre et les deux colocataires entrechoquent leurs boissons pour trinquer.

   - Vous gérez au bureau ? s’inquiète Michaël.

   - Ouais, ouais, sans problème, rassure Simon. C’est tranquille cette semaine. D’ailleurs, Nina s’occupe toute seule de fermer ce soir.

   - À propos, ça va vous deux ?

   - Euh… oui. Pourquoi ? s’étonne Simon.

   Michaël confirme qu’apparemment sa révélation au sujet de l’homosexualité de son colocataire n’a pas dû être abordée entre le frère et la sœur.

   - Non, comme ça… esquive-t-il.

   Au bout d’un petit quart d’heure, Nina débarque dans le Croc’ et repère leur table tout au fond. La jeune fille se rue vers eux, bousculant sur son chemin un couple qui se levait pour partir.

   - Hey, désolée de vous déranger, lâche-t-elle, entre deux inspirations.

   Les garçons la saluent en retour et l’invitent à s’assoir.

   - J’imagine que vous n’avez pas forcément envie de parler de l’affaire…

   Ils acquiescent en silence, mais Nina enchaine malgré tout :

   - Mais j’y ai pas mal réfléchi et j’ai une théorie qu’il faut absolument que je vous soumette. Ça pourrait être un truc de malade…

   Simon attend l’aval de Michaël :

   - Ok, on t’écoute, accepte ce dernier.

   - Merci. Voilà, je pense que ce n’est pas par hasard que Gabriel a contacté la mère de Michaël pour fouiller la vie de son fils. Il devait sûrement savoir qu’il s’était produit quelque chose dans son passé, sans pour autant connaitre les détails.

   - Attendez, vous êtes au courant pour mon renvoi de l’école ? s’étonne le jeune homme.

   - Euh… oui, répond Simon. On a croisé Anastasia au commissariat.

   Une mine éteinte point sur le visage de Michaël. Simon lui met une tape dans le dos pour lui signaler de ne pas s’en faire, qu’ils ne lui en tiennent pas rigueur.

   - Du coup, continue Nina. Je me demandais comment Gabriel a su où chercher le point faible de Michaël. Qui l’a mis sur la piste ? Surtout quand on prend en compte le fait que personne n’était au courant de ce renvoi qui a eu lieu, je le rappelle, dans un autre pays.

   - Tu crois que c’est Anastasia qui a cafté ? suggère Simon.

   - Non, je ne pense pas. Sinon, il aurait tout de suite su pour l’histoire d’harcèlement et n’aurait pas eu besoin de faire son petit numéro avec la mère de Michaël. À mon avis, c’est quelqu’un d’autre, au sein de Royalty, qui l’a envoyé sur la piste.

   - Mic, t’en as parlé à quelqu’un ?

   - Non ! s’exclame Michaël. Même pas à vous !

   - Est-ce qu’une autre personne qu’Anastasia aurait pu tomber sur cette information ?

   - Je ne vois pas qui…

   - C’est bien ce que je pensais, affirme Nina. Seulement, je crois que quelqu’un d’autre s’est posé des questions sur le passé de Michaël. En faisant du rangement il y a quelque temps, je suis tombée sur son dossier de candidature pour le poste au bureau des plaintes.

   Exaspéré, Michaël se dresse dans son fauteuil :

   - Tu as mis ton nez dans mon dossier ?!

   - C’était par hasard ! se défend-elle.

   - Sister, il faut vraiment que t’arrête de fouiner partout, concède Simon. Ça te retombe dessus à chaque fois.

   - Vous avez raison… accepte la jeune fille. Mais attendez de savoir où tout ça nous mène et vous me remercierez peut-être.

   Sceptiques, les deux garçons décident d’écouter l’argumentation de leur collègue jusqu’au bout.

   - Dans la marge de ton curriculum vitae, le professeur Tavernier avait noté le changement d’école et voulait en vérifier la raison. Et si c’était lui qui avait rencardé Gabriel ?

   - Pourquoi aurait-il fait ça ? interroge Michaël.

   - Pour aider Royalty ?

   - Tu penses que Tavernier est un Royal ?! s’écrie Simon.

   - Réfléchissez à tout ce qui s’est passé cette année, propose Nina. Ses absences continues, sa réaction étrange lorsque Carl nous a contactés en septembre pour se plaindre de Royalty, son manque de soutien auprès de nous depuis le départ de Gabriel.

   Petit à petit, Simon et Michaël commencent à voir où Nina tente de les emmener. Les agissements du professeur leur paraissent tout à coup très suspects en effet.

   - Cela expliquerait pas mal de choses, confirme Michaël.

   - Et le jour où l’on a identifié Gabriel comme étant le chef de Royalty. Tavernier avait laissé une enveloppe à son attention. J’avais trouvé ça bizarre à l’époque car il ne nous transmettait jamais de courrier. Toute communication se faisait par e-mail ou de vive voix quand on arrivait à le croiser…

   Les trois collègues se dévisagent en silence. Puis Simon se penche en avant et murmure :

   - Si ta théorie s’avère être exacte, Nina. Il va falloir être discrets et bien réfléchir à ce qu’on fait maintenant.

   L’air inquiet, Michaël se redresse, porte la bière à ses lèvres et balaie le pub-lounge du regard, à la recherche d’un visage coupable, d’une attitude qui trahirait la présence d’un Royal autour d’eux. Décidément, ils ne peuvent plus faire confiance à personne à l’Université.

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