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Saison 1 - Episode 7

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Swap risqué

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   Simon Dalambert rabat l’écran de son ordinateur portable en entendant Michaël entrer dans l’appartement. Le soleil s’est couché depuis une bonne heure, mais, pris dans son travail, le jeune homme ne s’est même pas rendu compte que la nuit avait envahi le salon. C’est son colocataire qui appuie sur l’interrupteur et l’éblouit.

   - Ah tu tombes à point nommé ! s’exclame Simon.

   L’expression vieillotte fait lever les sourcils de Michaël qui décide de ne pas relever.

   - Pourquoi ? demande-t-il à la place.

   - Bah pour manger.

   - Tu sais, on n’est pas en couple, rétorque son coloc’ en débarrassant sa veste et son sac sur le porte-manteau. T’as pas besoin de m’attendre pour te mettre à table.

   - Non, je sais. Mais j’attendais que tu ramènes la bouffe.

   Le visage de Michaël se décompose et il se frappe le front avec la paume de la main.

   - Merde ! J’ai oublié… On est déjà mardi ?

   - Oui… soupire Simon.

   - Je suis vraiment, vraiment, vraiment désolé. J’ai fermé le bureau et ensuite j’ai rejoint Amel à la salle de sport. On a fait deux heures intensives et j’ai complètement zappé d’aller au magasin sur le retour.

   Simon regarde sa montre et constate qu’il n’aura pas le temps d’aller en ville faire les achats avant la fermeture. Agacé, il plante Michaël dans l’entrée et fait cap sur la cuisine. Il ouvre tous les placards, le frigo et le congélateur, mais ceux-ci sont désespérément vides, comme il le craignait.

   - Je vais commander des pizzas ! entend-il crier depuis le salon. C’est moi qui offre bien sûr.

   - Encore ? On en a déjà mangé ce week-end… gémit-il.

   - Mais on ne se lasse jamais des pizzas, murmure Michaël.

   Il s’installe dans le canapé et prend l’ordinateur de son colocataire sur les genoux.

   - Bon, alors chinois ? essaie-t-il, prêt à faire des compromis au vu de son erreur.

   Dépité, Simon le rejoint et, voyant Michaël allumer l’appareil, le lui arrache des mains.

   - Je préférerais que tu n’utilises pas mon portable.

   - Ok… répond Michaël, bouche-bée devant la réaction brusque de son ami. On dirait que monsieur a quelque chose à cacher.

   - Non… c’est pas ça. C’est juste que… par sécurité… C’est plus sûr.

   - Mmhh, soupçonne Michaël, apparemment pas satisfait de la réponse évasive du jeune homme.

   Il sort son téléphone de la poche de son jogging et pianote dessus jusqu’à valider la commande.

   - Bon, en attendant, je passe vite sous la douche, annonce Michaël qui part en sifflotant en direction de la salle de bains.

 

*

 

   Le livreur débarque à l’appartement une demi-heure plus tard.

   - Nouilles sautées au poulet croustillant, raviolis aux légumes et riz cantonnais au porc à l’aigre-doux ! énonce Michaël, l’eau à la bouche.

   Il déballe le tout sur la table basse du salon et une délicieuse odeur de nourriture vient se mêler aux effluves de shampoing. Simon a le ventre qui gargouille de faim et il se jette littéralement sur les raviolis qu’il engloutit d’une bouchée.

   Au bout du troisième, son estomac apaisé, il retrouve un semblant de sociabilité :

   - Ça a été votre entrainement avec Amel ?

   - Ouais, pas mal. Elle a une première compétition bientôt, mi-avril je crois, donc on a intensifié le rythme.

   - Et toi ? T’arrives à suivre ?

   - Étonnamment, mieux que ce que j’aurais pensé en reprenant il y a un mois.

   - Ça fait déjà un mois ? s’étonne Simon, ses baguettes suspendues entre son assiette et sa bouche.

   - Eh ouais mec.

   Michaël profite de l’inattention de son ami pour lui piquer un morceau de porc enrobé de sauce.

   - Il s’est passé pas mal de choses depuis la Saint-Valentin. Mais je ne sais pas si je dois me réjouir ou m’inquiéter du fait qu’on n’ait plus entendu parler de Gabriel…

   - Je pense que cette fois l’inspecteur Hippopo a su régler le problème.

   En effet, les trois amis avaient pris l’initiative de contacter l’inspecteur Hippolyte de Kalbermatten le jour suivant la rencontre entre Nina et Gabriel.

   En charge de l’enquête depuis le départ, celui-ci connaissait bien la problématique et avait pris le temps d’entendre le récit détaillé de la jeune fille. Malheureusement, il leur avait expliqué que malgré les menaces verbales de l’ancien chef des Royalty, il ne pouvait l’inculper d’aucun crime.

   - C’est votre parole, Mlle Dalambert, contre la sienne, avait-il exprimé.

   - Vous êtes en train de nous dire que vous ne pouvez rien faire ? avait rétorqué Nina.

   Celle-ci avait promis à Gabriel de le recontacter le jour d’après pour lui transmettre le mot de passe qu’il exigeait et craignait des représailles si elle ne se pliait pas à sa demande.

   - La seule chose que je peux entreprendre, c’est le convoquer au commissariat, lui dire que vous avez reporté l’incident et lui mettre un peu la pression.

   - Ça signifie quoi concrètement ? était intervenu Simon, aussi inquiet que sa sœur.

   - Concrètement… avait bredouillé de Kalbermatten. Je peux lui dire que je le surveille de près et que s’il fait un pas de travers, s’il arrive quelque chose à votre sœur, je le tiendrai directement responsable et ferai tout pour lui pourrir la vie.

   - Donc concrètement vous ne pouvez rien faire, avait conclu Michaël sur un ton railleur.

   - C’est protocolaire ça ? s’était inquiété Simon.

   - Écoutez, s’était exprimé de Kalbermatten pour calmer les insistances de ces trois étudiants. Laissez-moi gérer ça de mon côté, c’est moi le professionnel. Je vous tiendrai au courant des éventuelles avancées. D’ici là, continuez à vivre normalement.

   - C’est plus facile à dire qu’à faire, avait chouiné Nina.

   Ils avaient quitté l’inspecteur avec un sentiment frustrant d’impuissance et avaient hésité pendant vingt-quatre heures sur les actions à entreprendre.

   Nina avait peur des répercussions si elle ne donnait pas suite à sa rencontre avec Gabriel et pensait qu’il fallait tout de même le recontacter. Simon, quant à lui, souhaitait suivre les conseils de la police et tentait de dissuader sa sœur de fixer un nouveau rendez-vous avec leur ancien collègue. Finalement, Michaël avait suggéré régler le problème une bonne fois pour toutes en allant casser la gueule à Gabriel.

   Cependant, ils n’avaient pas eu à choisir entre les trois options, même si la dernière avait tout de suite été écartée, car l’inspecteur leur avait donné des nouvelles plus tôt que prévu. Il avait pu s’entretenir avec Gabriel Gaudette le vendredi après-midi et lui avait proposé un marché : le nom de ses camarades de Royalty en échange du mot de passe.

   Après de longues négociations, de Kalbermatten avait compris que Gabriel ne lâcherait rien et resterait fidèle aux Royals malgré son expulsion et toutes les stratégies échouées que l’inspecteur avait tentées. Il était donc passé à la menace en lui intimant de rester éloigné de Nina Dalambert, sinon il aurait affaire à lui.

   Il faut croire que cela avait fonctionné puisque Nina n’avait plus revu Gabriel. Les jours avaient passé et la vie avait repris son cours, peut-être pas tranquille, mais en tout cas habituel, à l’Université.

 

*

 

   Simon arrive un peu en retard au bureau des plaintes de l’Université. Son cours de programmation informatique ayant trainé en longueur, le prof avait retenu les étudiants une vingtaine de minutes après l’heure de fin. Le garçon avait discrètement envoyé un message à sa sœur pour la prévenir et celle-ci lui avait répondu que tout était sous contrôle.

   Mais en arrivant devant la double porte vitrée de l’entrée, Simon se fige. Au vu de la foule qui se presse à l’intérieur du bureau, tout n’est clairement pas sous contrôle. Une dizaine d’étudiants poirotent entre les bureaux ou dans les fauteuils du salon, en attendant qu’un employé se libère.

   Michaël prend la plainte d’un garçon aux cheveux noirs et crépus, pendant que Nina interroge une fille au maquillage beaucoup trop évident. Un grand roux se tourne vers Simon lorsqu’il l’aperçoit :

   - La file d’attente continue dans ce coin, lui indique-t-il en montrant le pan du mur où dort la vieille horloge du professeur Tavernier.

   - Merci, répond Simon décontenancé. Mais je travaille ici…

   À ses mots, les têtes se lèvent pleines d’espoir et suivent le moindre de ses mouvements, comme si le Messie venait d’arriver sur Terre.

Le jeune homme se faufile jusqu’à son bureau où il dépose son sac et allume son ordinateur. Puis, il sifflote à l’attention de Nina, assise devant lui, qui n’a pas remarqué sa présence.

   - C’est quoi, ça ? demande-t-il, en lançant un regard autour de la pièce.

   - Ah, Simon ! s’enthousiasme la jeune fille. Tu tombes tellement bien ! On n’arrive plus à suivre… J’en suis à ma troisième plaignante. Dès que je finis avec un et il y en a deux autres qui débarquent !

   - Pour quel motif ?

   - Pour l’instant, de ce que j’ai compris, c’est une histoire de vol de données, un virus informatique ou du piratage… Je ne sais pas trop.

   Simon se gratte le menton. Pour son œil d’expert avisé, soit ce sont trois plaintes sur des sujets différents, soit sa sœur utilise trois mots disparates pour parler de la même chose. Il préfère s’en assurer en allant voir son autre collègue :

   - Salut, excusez-moi de vous déranger. Je voulais savoir sur quoi portait ta plainte.

   - Louis s’est fait hacker ses comptes en ligne, résume Michaël.

   - Oui, confirme le garçon, d’un air embêté. On a posté certaines de mes photos privées sur les réseaux sociaux, via mon compte.

   - Moi aussi ! s’écrie le grand roux qui s’est approché et a écouté en douce leur échange.

   Les deux employés se lancent un regard préoccupé, puis Simon décide de prendre les choses en mains :

   - D’accord, annonce-t-il à l’attention de tout le monde dans la pièce. Tous ceux présents pour déposer une plainte en lien avec un vol d’identité sur internet, levez la main !

   Comme une vague humaine, la dizaine d’étudiants présents agitent leur bras en l’air.

   - Ah… ponctue le jeune homme. C’est une première.

   Les plaignants commencent à discuter entre eux, comparant leurs problèmes, et un brouhaha de voix emplit le bureau.

   - Vous pouvez nous aider ou pas ? interroge le grand roux, dont la patience commence à toucher le bout.

   - S’il vous plait ! crie Simon pour se faire entendre. On va vous distribuer des formulaires de plaintes à tous. Remplissez-les avec un maximum de détails, puis laissez-les sur le bureau de Nina.

   La jeune fille réagit au quart de tour en saisissant une liasse de formulaires qu’elle fait passer à la ronde.

   - Nous lirons vos demandes et reprendrons contact avec vous au plus vite pour régler ce problème, explique Simon.

   Une fois son annonce terminée, le vacarme reprend de plus belle, puis tous trouvent un coin où s’installer et s’appliquent à répondre au questionnaire.

   Une grosse demi-heure plus tard, le bureau se retrouve enfin vide et les trois amis peuvent faire le point.

   - Vingt, vingt-et-un, vingt-deux, termine de compter Nina. Vingt-deux plaintes reçues en tout cet après-midi…

   Michaël apporte trois cafés dans le salon et ils relâchent enfin la pression.

   - Je n’avais jamais vu ça… s’étonne encore Simon. On n’est pas sortis de l’auberge en tout cas.

   - Vous pensez qu’elles sont en lien ? demande Michaël.

   - C’est ce qu’on va devoir déterminer, répond Simon.

   - On pourrait se partager les vingt-deux plaintes, propose Nina. On se donne jusqu’à demain pour les lire et ensuite on les compare.

   - C’est une bonne idée.

   Nina commence à faire trois tas sur la table basse.

   - Chacun peut déjà chercher des similitudes dans les profils ou les descriptions, explique Simon. Je me chargerai de l’aspect technique lié à l’informatique. Nina, tu t’occuperas de la communication avec les plaignants. Et Michaël…

   - Je sais, coupe celui-ci d’un ton blasé. Je fais le café…

   - Non, rigole Simon. Tu vas prendre contact avec Tavernier et monter le dossier. Ce sera beaucoup de travail si les plaintes sont toutes reliées. C’est toi qui auras une vue d’ensemble et qui coordonneras le processus avec la Faculté.

   Son colocataire semble ravi et un peu stressé d’avoir autant de responsabilités.

   - Bon, on s’y met ? questionne Nina en leur plaçant un paquet de feuilles sous le nez.

 

*

 

   La lecture des formulaires de plaintes leur avait pris plus de temps que prévu et ce n’est que le soir suivant qu’ils se rejoignent au Croc’ pour en discuter. Michaël est de service, mais heureusement le pub-lounge n’est pas bondé ce mardi-là, si ce n’est par l’inévitable groupe d’amis qui squatte le billard et lance des exclamations à chaque coup joué.

   Nina et Simon prennent place au comptoir pour pouvoir facilement interagir avec leur collègue qui sert des boissons depuis son poste.

   - Tu peux nous mettre un bol de cacahuètes ? quémande Nina avec une mine suppliante.

   - Les cacahuètes sont réservées aux clients généreux, rétorque Michaël.

   - Tu plaisantes ? On est fourrés ici presque tous les trois jours ! s’indigne la jeune fille.

   - Et c’est quand la dernière fois que tu as payé une consommation ?

   - Ok, ok… mais on laisse toujours un pourboire à notre barman préféré.

   Michaël craque sous le compliment forcé de la demoiselle et dépose un bol de biscuits apéritifs devant eux. Nina le remercie exagérément et plonge la main dedans.

   - Alors, qu’est-ce que vous avez pensé de ces plaintes ? entame Simon.

   - D’après moi, il y a un lien, constate Michaël. Dans la plupart des cas que j’ai eus à lire, les étudiants se sont fait pirater leur mot de passe et quelqu’un a usurpé leur identité pour poster des photos ou des commentaires pas toujours très flatteurs sur les réseaux sociaux.

   - C’est ce que j’ai relevé aussi, confirme Simon. Et toi, sister ?

   La bouche pleine, Nina déglutit et se léchouille les doigts avant de répondre :

   - Pareil. J’ai aussi rajouté à notre liste les huit plaintes reçues aujourd’hui et qui vont dans le même sens a priori.

   - D’accord. Donc on a sûrement affaire à une personne, ou à un groupe, qui s’en est pris à plusieurs étudiants plus ou moins en même temps.

   - Mais pourquoi ? questionne sa sœur.

   - La raison n’est apparemment pas financière donc j’opterais plus pour la mauvaise blague. Avez-vous pu trouver des liens entre les témoignages des victimes ?

   - Pas vraiment, intervient Michaël. Ils étudient des branches différentes, ne sont pas de la même année, ni du même sexe. Certains ont une adresse sur le campus, d’autres en dehors.

   - De mon côté, j’ai regardé leur fournisseur internet et les réseaux qu’ils utilisent, mais là encore, il y a de tout.

   Le silence tombe un moment sur le comptoir. Chacun est plongé dans ses réflexions, essayant de trouver une similitude, une logique qui leur permettrait de relier les points entre eux.

   Une fois le bol de snacks vidé, Nina répartit les questionnaires sur le comptoir et réexamine leur contenu.

   - Pourquoi avoir choisi ces personnes-là ? murmure-t-elle.

   - Un autre motif récurrent des hackers, explique Simon, est de démontrer qu’un système est défaillant en pointant là où ça fait mal. Peut-être que les victimes utilisaient un mot de passe à faible sécurité.

   - Je peux les contacter pour leur demander, suggère sa frangine.

   - Volontiers. Mais je continue à croire qu’il y a un autre point commun…

   - Comme quoi ?

   - Par exemple, ils ont téléchargé par erreur le même virus ou ils se sont tous connectés sur une page internet non sécurisée. Quelque chose comme ça…

   - Ok, je vais voir s’ils peuvent nous fournir un historique de navigation ou une liste de leurs applications.

   - Parfait. Sinon, je peux aussi en discuter avec mon prof de cryptographie et sécurité. Il amènera peut-être un éclairage plus expérimenté.

   Leur séance de debriefing se conclut après que Michaël leur a assuré de préparer un dossier de plainte commune en réunissant tous les témoignages.

 

*

 

   Simon avait prévu de demander l’aide de son enseignant à la fin du cours, c’est pourquoi il attend que tous les autres étudiants en informatique aient quitté l’auditoire pour approcher de l’estrade.

   M. Sordet doit avoir la quarantaine et a plus le look d’un poète raté que d’un professeur universitaire en informatique ; ses cheveux grisonnants mènent bataille sur le haut de son crâne où se cache une paire de lunettes rondes à monture dorée. Des pendentifs aux formes mystérieuses se balancent sur un t-shirt à l’effigie d’un festival de musique alternative et sa frêle silhouette est avalée par un gros pull en laine dont la couleur d’origine est indéterminée.

   - Que puis-je faire pour vous, M. Dalambert ? questionne-t-il, tout en éteignant les appareils utilisés pendant l’heure de cours.

   Simon lui explique en détail les événements des derniers jours. Le nombre de plaignants s’élève maintenant à une cinquantaine, et ces proportions commencent à inquiéter la Faculté qui est à deux doigts de reprendre l’affaire en mains.

   - Vous avez raison, rassure M. Sordet. Il doit y avoir un point commun. Sans accès aux appareils, il va falloir passer au peigne fin leurs habitudes en ligne.

   - Oui, ma sœur, Nina, est en train de réinterroger toutes les victimes pour trouver une corrélation.

   - Je peux me renseigner de mon côté si vous êtes d’accord. Mon passe-droit d’enseignant peut éventuellement me donner accès à quelques infos supplémentaires.

   Simon remercie plusieurs fois son professeur avant de quitter la salle de classe.

 

*

 

   Nina avait pris l’initiative de convoquer l’ensemble des plaignants à une séance commune au bureau des plaintes de l’Université. Malgré la vastitude de la pièce avec son haut plafond et sa mezzanine, celle-ci semble avoir rapetissé sous la présence de la trentaine d’étudiants qui se sont déplacés ce midi-là. N’ayant pas assez de sièges pour tout le monde, la majorité se tient debout ou appuyée contre le mur et la baie vitrée.

   Nina, Simon et Michaël ont préparé au préalable une série de questions qui doivent les aider à trouver l’élément commun aux victimes. Ils commencent d’abord par obtenir le silence en remerciant les participants qui ont fait l’effort de libérer quelques minutes de leur journée pour résoudre ensemble l’énigme à laquelle ils sont mêlés. Puis, ils expliquent qu’ils vont leur poser certaines questions et leur demandent de lever la main chaque fois qu’ils sont concernés.

   - Et si on ne sait pas ? interroge bêtement le grand roux.

   - Alors ne levez pas la main, soupire Simon.

   S’en suit une longue série de questions et de gesticulations pour connaitre les habitudes de chacun : quels sites ils ont visité, quels réseaux sociaux ils utilisent, à quelle heure les piratages ont eu lieu, depuis quel appareil, qui connait leur mot de passe.

   Fatigués et devant l’absence de résultat probant, les trois amis sont sur le point d’abandonner lorsqu’une fille s’excuse en disant qu’elle ne peut pas s’éterniser car elle doit visiter un appartement. Deux autres étudiants l’interpellent soutenant qu’eux aussi ont rendez-vous pour un logement disponible à côté du campus.

   - Le trois-pièces à la rue Salomon ? devine le grand roux. C’est une fausse annonce publiée sur Swapyourhome.

   Des murmures parcourent l’assemblée et Nina comprend tout de suite qu’ils ont enfin trouvé leur point commun. Elle se tourne vers son frère avec un grand sourire mais découvre sa mine blafarde.

   - Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète-t-elle.

   Simon se frotte le visage avec ses deux mains et lève la tête au ciel. Michaël fait à son tour le lien et répond à la place de son colocataire dans un murmure :

   - Swapyourhome, c’est une application utilisée uniquement à l’Université pour échanger une chambre ou une colocation entre étudiants. C’est grâce à ça que j’ai emménagé chez Simon. C’est vraiment une appli pratique et facile à utiliser.

   - Oui, ça me dit quelque chose, creuse Nina. J’en ai entendu que du bien.

   - Normal, enchaine Michaël. C’est ton frère qui l’a créée.

 

*

 

   La séance avait été écourtée et les étudiants libérés avec les remerciements de Nina. Simon n’avait plus dit un mot depuis la révélation et restait prostré à son bureau, le regard perdu dans le vide.

   Nina referme enfin la porte derrière le grand roux qui ne voulait plus partir, posant mille et une questions aux employés du bureau des plaintes.

   - Ouf, soupire-t-elle. Bon débarras !

   Elle avance vers la porte-fenêtre qu’elle entrouvre pour aérer la pièce. Le ciel est gris souris et la pluie dégouline le long des arcades qui offrent une protection aux étudiants pour traverser la cour intérieure de l’Union. Des flaques se forment à la jointure de la pelouse et de la pierre des coursives.

   - C’est impossible… marmonne Simon qui parvient à sortir de son mutisme. J’ai conçu Swapyourhome l’année passée dans le cadre d’un cours et j’en suis le seul administrateur. C’est impossible que quelqu’un ait profité de cette application pour pirater des comptes sans que je m’en aperçoive.

   Michaël et Nina se regardent sans savoir vraiment quoi répondre à leur collègue qui est le seul calé dans le domaine informatique.

   - S’il y a une faille, tu la trouveras, rassure la jeune fille. Mettons-nous tout de suite au travail…

   - Tu ne comprends pas, Nina, s’agace son frère. Si la plainte est poursuivie, ce sera l’Université contre moi.

   - On laisse tomber la plainte pour le moment, intervient Michaël. Seuls nous trois sommes au courant de ton implication. Il faut commencer par fermer l’appli et trouver qui est derrière les piratages.

   - C’est une bonne idée, soutient Nina.

   - Ensuite, on ira voir la Faculté pour leur expliquer, termine Michaël.

   - Expliquer quoi ? gronde une voix derrière eux.

   Les trois employés se retournent en direction de l’entrée du bureau. Dans l’encadrement de la porte se tiennent un doyen de la Faculté à qui ils ont déjà eu affaire, une femme inconnue et un homme que Simon reconnait comme son prof de cryptographie.

   - M. Sordet ? s’étonne-t-il. Qu’est-ce que vous faites là ?

   Le doyen pénètre dans la pièce et prend les devants de la discussion :

   - Au vu du nombre important d’étudiants touchés, nous avons mené quelques investigations approfondies concernant l’affaire de piratage que le bureau des plaintes nous a présentée. Avec l’aide de M. Sordet, notre spécialiste informatique, nous avons pu déterminer que la source du problème vient de votre poste d’ordinateur, M. Dalambert.

   - Justement, coupe Nina. On voulait vous expliquer que Simon n’y était pour rien.

   - M. Dalambert aura tout le temps de nous expliquer par lui-même, répond sèchement le doyen, sans même regarder la jeune fille. Nous allons confisquer l’appareil concerné et vous demander de nous suivre pour un entretien.

   Michaël et Nina veulent protester, mais Simon leur fait signe de laisser tomber. M. Sordet tâche de débrancher les prises de l’ordinateur et récupère tout objet qui pourrait servir à l’enquête. Simon est abasourdi face à ce qui est en train de se passer, mais il ne veut pas se laisser démonter. Son esprit passe en revue toutes les informations accumulées sur cette affaire et une question reste en suspens : pourquoi pirater Swapyourhome et récupérer les données de ses utilisateurs juste pour le fun ? Il n’y a aucun intérêt à se donner autant de mal afin de simplement prouver que son application n’est pas sécurisée. Pour le jeune homme, une seule raison lui parait plausible : quelqu’un a décidé de s’en prendre à lui personnellement. Et il a une petite idée de qui pourrait être derrière tout ça.

   En prenant sa veste au porte-manteau, Simon se rend compte qu’il doit absolument prévenir ses collègues. Dans un dernier geste avant de quitter le bureau, il lance :

   - Dites à Gab qu’il ne pourra plus emprunter cet ordi !

   Les bras ballants, Nina et Michaël se retrouvent seuls dans le bureau des plaintes, essayant d’assimiler ce qu’il vient de se passer.

   - C’était quoi ça ? questionne Michaël.

   - La façon de Simon de nous faire comprendre que Royalty est sûrement impliqué dans cette pathétique manœuvre.

 

*

 

   La Faculté avait interrogé Simon tout l’après-midi et avait décidé de le suspendre de ses fonctions au bureau des plaintes de l’Université, le temps que l’affaire soit réglée. Le jeune homme rejoint donc ses amis qui, avides de nouvelles, l’attendent à son appartement.

   Perdu dans ses pensées et sa déprime, il traine les pieds jusqu’à son immeuble, aux abords du campus. Et la pluie n’ayant pas cessé, c’est tout trempé que Simon débarque dans le salon. Pour se rattraper, Michaël a fait le plein de provisions et prend même la peine de cuisiner des spaghettis bolognaise qu’ils partagent en débriefant leur journée.

   - Qu’est-ce qui t’a fait penser que c’était un coup de Royalty ? questionne Michaël, en saupoudrant du parmesan au-dessus de son assiette.

   - Je ne comprenais pas pourquoi quelqu’un aurait piraté l’appli pour poster de faux messages sur les comptes des utilisateurs. Il n’y avait aucun intérêt à prendre autant de risques. Et puis quand le doyen est venu me chercher, j’ai réalisé que la véritable cible, c’était moi. C’était nous.

   - Mais comment Gabriel s’y serait-il pris ?

   - Quand il travaillait avec nous, Gabriel a plusieurs fois utilisé l’ordinateur du bureau dont il connait le mot de passe. Mais je ne sais pas comment il a pu s’introduire dans la pièce sans qu’on s’en aperçoive…

   - Ce ne serait pas la première fois, répond Nina. Tu te rappelles le bouquet de fleurs ? C’est un moyen de plus pour nous déstabiliser.

   - Et moi qui croyais qu’Hippopo avait réglé le problème, marmonne Michaël.

   - Oui, confirme Simon. L’inspecteur de Kalbermatten lui a demandé de ne plus s’approcher de Nina, en effet. Alors il s’en prend à moi.

   Michaël jure haut et fort. Simon, qui n’a presque pas touché à son plat, comprend qu’il va falloir prouver que Gabriel est le vrai coupable pour s’innocenter.

   - D’ailleurs, est-ce qu’il faut prévenir la police ? interroge Nina.

   - J’ai peur qu’ils ne nous prennent pas au sérieux, soupire Simon. On n’a aucune preuve que ce soit Gabriel.

   - Juste un gros pressentiment, conclut Michaël.

   - En attendant, je n’ai plus le droit de mettre les pieds au bureau. Il va falloir qu’on se réunisse ici.

   - Jusqu’à quand ? s’enquiert Nina.

   - Jusqu’à ce qu’ils éclaircissent l’affaire. Je leur ai dit que je n’avais rien fait, mais les éléments jouent contre moi…

   - En gros, soit cela va trainer pendant des semaines, soit ils vont vouloir expédier et t’accuser sans chercher plus loin, s’énerve Michaël.

   Il attrape la louche et ajoute une belle ration de sauce sur ses pâtes. Simon passe ses mains sur son visage, puis s’excuse et se lève de table pour rejoindre sa chambre. Nina juge son colocataire d’un œil sévère.

   - Désolé, j’ai été un peu sec. Mais c’est la vérité, si on ne fait rien.

   - Je sais… murmure la jeune fille, embêtée. Et j’ai peut-être une idée.

   Michaël lève un air intéressé vers elle. Nina semble hésitante :

   - Mais ça ne va pas te plaire…

 

*

 

   Nina jette un regard anxieux en direction du portail d’entrée. De chaque côté de celui-ci, un lampadaire cabossé projette un rai de lumière sur le fer forgé et le goudron. Mais la jeune fille se trouve à l’écart, dans l’ombre, sous les arbres qui encadrent l’allée menant à l’Union. Derrière elle, la musique RnB du Croc’ va et vient au gré de la porte qui s’ouvre pour laisser sortir les clients. Un groupe de quatre étudiants riant à gorge déployée passe à côté d’elle sans la remarquer.

   Cela fait une dizaine de minutes qu’elle attend, mais elle a l’impression de poiroter là depuis une heure. Elle commence même à se demander s’il viendra. Nina se retourne en direction du pub-lounge pour s’assurer que la silhouette de Michaël est toujours là. Assis à la dernière fenêtre sur la gauche, le jeune homme ne quitte pas son amie des yeux, même si avec la distance, c’est plus une ombre qu’il surveille. Il est prêt à intervenir si les choses ne se passent pas comme prévu.

   Finalement, alors que le Croc’ se vide petit à petit et que la musique diminue, l’horloge qui surplombe la tour principale du bâtiment universitaire sonne douze coups. Nina ne quitte pas le portail du regard, lorsque soudain Gabriel surgit d’à travers les arbres derrière elle.

   - Tu soignes toujours aussi bien ton effet de surprise, raille la jeune fille.

   - Tu ne pensais quand même pas naïvement que j’allais entrer par la grande porte, si ?

   Gabriel jette des coups d’œil furtifs alentour pour vérifier que personne ne l’a aperçu.

   - J’espère que ton inspecteur est au courant que c’est toi qui m’as demandé ce rendez-vous secret. Pas que ça me retombe dessus.

   - T’inquiète, il n’en saura rien.

   - Donc il n’est pas au courant… Intéressant.

   Nina commence à s’impatienter. Elle n’aime pas particulièrement la compagnie de son ancien collègue. Surtout dans un endroit isolé au beau milieu de la nuit.

   - Bon tu le veux ton mot de passe ?

   - Ouais, mais j’imagine qu’il a un prix ?

   - Exactement. Et tu dois sûrement avoir une idée de ma demande…

   - J’en ai quelques-unes ouais, rétorque-t-il d’une voix suave.

   - Tu t’arranges pour que Simon ne soit pas accusé de piratage.

   - Je pensais à des trucs plus marrants mais… ça peut se faire aussi. Alors c’est quoi le mot de passe ?

   Souhaitant mesurer l’impatience de Gabriel, Nina fait durer le suspense plusieurs secondes et finit par lâcher :

   - Je te donne la moitié ce soir et le reste par message quand l’affaire de Simon sera réglée.

   - Quoi ?! rage Gabriel. C’était pas le deal.

   Menaçant, il se rapproche du visage de Nina qui est obligée de faire un pas en arrière.

   - C’est la seule manière de m’assurer que tu respecteras ta part du marché, bredouille-t-elle.

   - Tu ne me fais pas confiance ? ricane le jeune homme. Après tout ce temps…

   Nina jette un œil du côté du Croc’ mais ils se sont un peu enfoncés sous l’arbre et elle est désormais incapable de distinguer si Michaël est toujours à son poste de surveillance.

   - Alors ? C’est ok ? risque-t-elle.

   Gabriel fait mine de réfléchir, mais tous les deux savent très bien que c’est la meilleure solution, et qu’à vrai dire il n’y en a pas d’autre. Il lui tend finalement la main.

   - D’accord.

   Nina prend un stylo dans sa poche et saisit la main du garçon. Mais au lieu de la lui serrer comme il s’y attendait, elle inscrit sur sa paume, au-dessous de son pouce : CP35x7. Celui-ci semble embarrassé :

   - Génial… marmonne-t-il. C’est un 1 ou un 7 ?

   - Un 7, comme : c’est à toi de jouer maintenant.

   - Ahah, ironise Gabriel.

   À leur droite, un bruit de feuillages qu’on bouge les réduit au silence. Ils croient d’abord à un écureuil ou un chat errant qui peuplent généralement le campus. Mais une ombre se déplace assez rapidement dans leur direction. Gabriel fait demi-tour avec empressement, mais le nouveau venu bondit sur lui et le retient de s’échapper. Nina est pétrifiée. Les deux luttent un instant dans l’obscurité, puis Nina reconnait l’inconnu :

   - Michaël ! s’écrie-t-elle à voix basse.

   - Tout va bien ? lui demande ce dernier, en maintenant Gabriel contre le tronc d’arbre avec son avant-bras.

   - Oui ! s’exclame Nina.

   Gabriel tente de se libérer mais sa frêle carrure ne fait pas le poids face aux bras musclés de Michaël.

   - Je ne te voyais pas revenir et je m’inquiétais…

   - On avait fini, j’allais te rejoindre.

   Le garçon doit se détendre et relâcher son étreinte car Gabriel en profite pour lui asséner un coup à la tempe. Sonné, Michaël se tient la tête entre les mains et entend juste Gabriel siffler à son oreille :

   - Tu viens de faire la connerie de ta vie en t’en prenant à moi, enfoiré.

   Nina s’agenouille près de son collègue et regarde Gabriel traverser les arbres pour rejoindre le mur d’enceinte. Un filet de sang coule sur la joue de Michaël depuis son arcade sourcilière. Nina sort un mouchoir de sa poche pour essuyer le visage de son ami et empêcher le sang de couler. Elle remarque que la plaie n’est pas profonde et qu’il s’en remettra rapidement. Contrairement à son égo.

 

*

​

   Le lendemain, Simon débarque en trombe dans le bureau des plaintes de l’Université à la recherche de sa sœur.

   - Nina ! s’exclame-t-il en la voyant en haut de la mezzanine en train de chercher un ouvrage pour le professeur Tavernier. T’as quand même pas osé ?!

   La jeune fille descend l’escalier en colimaçon.

   - Quoi ?

   - Pourquoi as-tu donné le mot de passe à Gabriel ?

   Michaël apparait derrière Simon, un sparadrap au sourcil et un cocard à l’œil gauche :

   - Désolé, j’ai été obligé de tout lui raconter…

   Nina s’approche de son frère calmement :

   - C’était la meilleure façon de t’éviter de te faire renvoyer. Et je le referai sans hésiter.

   - Non, non, non… gémit le jeune homme. Est-ce que de Kalbermatten est au courant au moins ?

   Au visage de ses deux collègues, il comprend que non et gémit de plus belle :

   - Ne comptez pas sur moi pour lui expliquer !

   À ce moment-là, la femme qui accompagnait le doyen le jour de la suspension de Simon arrive dans la pièce. Elle tient l’ordinateur du bureau dans ses bras et semble ne pas savoir qu’en faire. Nina lui fait signe de se décharger sur sa propre place de travail.

   - Bonjour, commence-t-elle. Le doyen m’a chargée de vous rendre cet appareil et de vous annoncer que l’enquête était close. Vous pouvez reprendre votre poste M. Dalambert. Avec toutes nos excuses.

   Elle rebrousse chemin en marche arrière, exécutant des sortes de courbettes.

   - Ça a marché ! s’enthousiasme Nina, en sautant au cou de son grand frère.

   - Comment Gabriel a-t-il fait en si peu de temps ? s’étonne Michaël.

   - Il doit avoir des relations haut perchées… soupçonne Simon. Peut-être le doyen lui-même. Rappelez-vous que Royalty est une association ancienne rassemblant certains des meilleurs étudiants que l’Université ait eus.

   - Tu veux dire que Royalty a infiltré la Faculté ? demande Nina.

   - Si ça se trouve… Mais attendez, on fait quoi pour le mot de passe ?

   Les trois amis se dévisagent et Nina se dévoue :

   - Comme c’était mon idée, je vais appeler l’inspecteur pour le prévenir et il faudra être sur nos gardes pour voir quel sera le prochain mouvement de Royalty.

   Michaël baisse les yeux, il n’a pas osé raconter au frère et à la sœur que Gabriel n’a pas du tout apprécié son intervention de la veille et qu’il est maintenant dans son collimateur. Il préfère laisser l’avenir lui montrer quelle voie il a choisie pour lui. Et en attendant, il propose une soirée au Croc’ pour fêter le retour de Simon au bureau des plaintes de l’Université. Et personne ne refuse l’invitation !

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