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Saison 2 - Épisode 7

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Rendez-vous

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Deux toasts sursautent dans le grille-pain. Simon Dalambert les attrape au vol, les dépose sur une assiette et les tartine de beurre de cacahuète dégoulinant. Il les avale goulument au-dessus de l’évier de la cuisine, tout en vérifiant l’écran de son téléphone portable. Un e-mail de son professeur d’imagerie numérique informe les étudiants qu’ils auront besoin d’un logiciel bien précis pour leur cours de ce matin. Simon jure ; ce logiciel se trouve sur un disque dur externe qu’il a laissé au bureau des plaintes la semaine précédente. Il va falloir qu’il fasse un crochet par l’Union avant de se rendre en classe. La dernière moitié de toast disparait en une bouchée. Simon se frotte les lèvres du revers de la main et est encore en train de mâcher lorsqu’il ouvre le frigo pour prendre sa gourde d’eau fraiche.

Tandis qu’il prépare ses affaires pour la matinée, ce sentiment étrange parcourt encore Simon. C’est comme l’impression d’avoir oublié quelque chose. Cela lui arrive régulièrement depuis que son colocataire a quitté l’appartement. Simon s’attend presque à croiser Michaël au sortir de la salle de bain ou dans la cuisine. Une fois de plus, il rejette la pensée qu’il devrait se trouver un nouveau coloc. Pourtant, cela ne lui demanderait pas d’énormes efforts. Il suffirait de poster une annonce sur le campus, pour que dans les dix minutes une vingtaine de candidats se présentent. Simon pourrait même s’offrir le luxe de choisir quelqu’un avec qui il aurait des atomes crochus : une personne maniaque du rangement avant tout, qui sait cuisiner de préférence, qui partagerait sa passion pour les classiques du cinéma peut-être. Tout le contraire de Michaël quoi. Mais pour une raison qu’il ignore, Simon n’arrive pas à sauter le pas. Au fond de lui, il espère probablement que son ami redevienne celui qu’il était l’année passée et que tout rentre dans l’ordre.

Simon éteint la lumière et ferme la porte à clé. Il aime ce moment du matin où le campus s’anime petit à petit. Les étudiants et les professeurs côtoient les joggeurs et les promeneurs de chien. La plupart sont encore à moitié endormis et marchent au ralenti.

Le bureau des plaintes n’est pas encore ouvert à cette heure-ci, donc Simon sort son passe qui lui permet d’entrer à n’importe quelle heure dans les locaux de l’Université. À sa grande surprise, la porte du bureau n’est pas verrouillée. Pourtant à l’intérieur, les lumières sont éteintes. Simon se dirige vers son poste de travail et se baisse pour ouvrir un tiroir. Le disque dur dont il a besoin est posé sur une pile de câbles et de batteries. Soudain, son oreille perçoit des chuchotements derrière lui, provenant de la kitchenette, derrière l’escalier en colimaçon.

- Vous ne devriez pas être là.

- J’en ai marre. Personne ne répond à mes messages.

- Ce n’est pas à moi de faire l’intermédiaire…

- Mais si vous pouviez lui dire que j’ai besoin qu’il me contacte rapidement.

Simon contourne son bureau pour voir qui sont les deux interlocuteurs.

Il remarque tout d’abord la chevelure blonde de Georgina Rose, relevée en un chignon sur son crâne. Puis dans l’ombre des marches, il plisse des yeux :

- Mic ?

Son ancien collègue est méconnaissable ; ses cheveux blonds sont longs et sales, il s’est laissé pousser une fine barbe et les poches sous ses yeux lui donnent dix ans de plus.

- Monsieur Dalambert, que faites-vous ici à cette heure matinale ? s’étonne la responsable du bureau en se positionnant de manière à masquer Michaël à la vue de Simon.

- Je suis venu chercher un truc…, baragouine le jeune homme se tordant le cou pour croiser le regard de son ancien colocataire. Qu’est-ce qui se passe ?

- Rien du tout, coupe Georgina Rose. Monsieur Fassnacht allait partir.

Elle pousse Michaël en dehors de la kitchenette et vers la sortie.

- Hé ! s’exclame Michaël. Je peux au moins toucher deux mots à mon pote ?

La responsable le fusille de ses yeux noisette.

Michaël se rapproche à quelques centimètres de Simon et chuchote :

- La réalité n’est pas toujours celle que l’on voit. Parfois, une chapelle peut être plus qu’un simple lieu de culte et de rendez-vous, ou un passage vers l’au-delà.

- Bon, c’est fini maintenant, coupe Georgina Rose. Sortez d’ici monsieur Fassnacht ou j’appelle la sécurité.

Michaël cède et s’en va par la cour intérieure de l’Union.

- Et vous n’avez pas classe monsieur Dalambert ? lance la responsable d’un ton cassant.

Simon récupère son sac et quitte le bureau à son tour.

 

*

 

Simon tente de se concentrer sur son cours d’imagerie numérique, mais il n’arrête pas de repenser à Michaël. Il n’en revient pas d’être tombé sur lui par hasard. Qu’est-ce qu’il faisait là ? De quoi parlait-il avec Georgina Rose ?

- Aujourd’hui, il existe des centaines de techniques de traitement de l’image numérique, explique son prof d’une voix qui parait venir d’outre-tombe.

Son ancien colocataire avait l’air fatigué et à fleur de peau. Au moins, il ne l’avait pas oublié ; il l’avait même appelé « mon pote ». D’ailleurs, pourquoi avait-il déliré avec son histoire d’église et de mort ?

- Nous allons apprendre à détecter certaines méthodes de manipulation et de segmentation des images. Il est possible de modifier le contenu…

Simon se redresse sur sa chaise et tend l’oreille vers son prof.

Le jeune homme attrape un crayon et se met à gribouiller sur la table. Il réfléchit aux mots exacts que son ami a prononcés :

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Quelque chose à propos de la réalité qui n’est pas toujours ce qu’on croit.

Une église chapelle peut cacher autre chose. Un lieu de prière et de rendez-vous avec la mort. Un passage vers l’autre monde ? L’au-delà ??

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Tout à coup, Simon en est certain : la phrase mystérieuse de Michaël était un moyen de lui faire passer un message codé, sans que Georgina Rose puisse le comprendre. C’est ce que lui-même aurait fait s’il avait été à sa place. Simon entoure les mots « chapelle » et « rendez-vous ».

- T’es vraiment trop fort, Mic, chuchote-t-il.

Son ami lui proposait de le retrouver à la chapelle de l’Université. Mais quand ? Sûrement ce soir, une fois la nuit tombée, ainsi ils passeraient inaperçus. Mais la chapelle était fermée en fin de journée et son passe ne permettait pas de l’ouvrir. Du bout de son crayon, Simon tapote le mot « passage ». C’est ça, il devra utiliser le passage secret depuis le Croc’. Le même qu’ils avaient découvert en octobre.

Maintenant, impossible pour Simon de se concentrer sur son cours d’informatique. Le jeune homme s’interroge sur la raison qui pousse Michaël à vouloir lui parler. Veut-il lui demander pardon ? A-t-il besoin de quelque chose ? Après ce qu’il a fait à Nina, Simon s’est juré de ne plus lui adresser la parole, mais l’attitude désespérée de son ancien colocataire l’inquiète.

Au fond de lui, Simon se sent en partie coupable d’avoir expulsé son ami hors de sa vie au moment où celui-ci était au plus bas. Il était conscient qu’en dehors de Nina et lui, Michaël n’avait presque aucun ami sur le campus. À part de nombreuses conquêtes féminines qu’il avait malmenées, le jeune homme n’avait personne sur qui se reposer, ou qui pourrait l’accueillir et l’aider.

Simon se prend la tête entre les mains. Après tout, aller à ce rendez-vous ne l’engage à rien. Il verra bien ce que Michaël attend de lui et au pire il le plantera là.

 

*

 

Simon décide de partir tôt pour se rendre à la chapelle, quitte à poireauter quelques minutes là-bas. Il veut profiter que le Croc’ soit plein pour passer inaperçu et se glisser dans le local de stockage. De plus, il faudra qu’il ressorte avant que le pub-lounge ferme. Il est donc vingt-et-une heures quand Simon passe la porte.

Comme prévu, l’endroit est bien occupé et le bruit des conversations couvre presque celui de la musique country. Simon zigzague entre les groupes de personnes en direction du fond. Si quelqu’un le surprend dans le local, il dira qu’il s’est trompé et qu’il cherche les toilettes. Soudain, une main se pose sur son épaule gauche :

- Simon ! Tu es sourd ou quoi ?

Le jeune homme fait volte-face, le malaise se lit en grand sur son visage.

- Nina ? Qu’est-ce que… tu fais là ? s’étonne-t-il.

- C’est l’anniversaire de Teresa, tu te souviens d’elle ? Elle nous avait aidés à choper Stew. Elle a invité toutes les filles d’Elsa Cameron à venir boire un verre ce soir.

Simon remarque la jeune femme au crâne rasé qui parle fort au centre du Croc’ et réalise alors que le pub-lounge est en effet rempli aux trois quarts d’étudiantes de l’Université.

- Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ? relance Nina.

- Euh… moi ? Je…

Simon bafouille, essaie de gagner du temps. Il déteste mentir. Par-dessus tout à sa sœur, qui le connait si parfaitement qu’elle décèlera tout de suite son double-jeu.

D’un autre côté, il ne sait pas comment lui expliquer qu’il a rendez-vous à la chapelle avec Michaël. Il a peur qu’elle ne comprenne pas sa démarche, qu’elle se sente trahie. Et il ne veut pas qu’elle s’inquiète d’avoir Michaël dans les parages ; elle doit pouvoir profiter de sa soirée sans souci.

- Je dois voir quelqu’un, finit-il par lâcher.

- Chris ?

- Mmmh, marmonne Simon.

- Super ! Je vous offre un verre ce soir !

- Merci. Je suis passé en coup de vent, je ne vais pas rester.

- Comme tu veux !

Simon salue sa sœur et continue son chemin vers le fond du Croc’. Cela lui fait plaisir de voir Nina si réjouie. Elle semble enfin remonter la pente et prendre le temps de se changer les idées.

Au lieu de tourner à gauche pour aller aux toilettes, Simon prend à droite, longe un petit couloir et pousse la porte du local de stockage. Heureusement, il n’y a personne à l’intérieur, mais un employé peut débarquer à tout moment. Sans perdre de temps, Simon retrouve le mécanisme caché dans le mur à côté des étagères et active la porte secrète. Il se glisse à l’intérieur du tunnel, allume la lampe de poche de son téléphone portable et referme le passage derrière lui.

Le jeune homme n’est pas très rassuré de se retrouver à nouveau dans cet endroit clos et sombre. En plus, cette fois, il est seul. Par contre, il progresse plus rapidement, sachant qu’aucun obstacle ne lui barrera la route. En quelques secondes de marche effrénée, il bute contre le mur de la chapelle.

L’endroit est tout aussi sinistre que lorsque Simon, Nina et Michaël l’avaient découvert en octobre. D’ailleurs, rien ne semble avoir bougé en presque six mois, si ce n’est une lueur qui attire le regard de Simon derrière l’autel. Trois bougies sont allumées et posées à même le sol. Leurs flammes dansent sur le dallage noir et blanc.

- Ah t’es déjà là ! s’exclame une voix qui résonne dans la chapelle déserte.

Simon voit Michaël remonter l’allée, un sac à dos sur l’épaule.

- Je pensais bien que tu déchiffrerais mon message, mais je ne t’attendais pas de sitôt.

Simon observe Michaël ouvrir son sac et en sortir deux bouteilles d’eau, des barres énergétiques, un paquet de fruits secs, qu’il range ensuite dans le tabernacle qui orne le mur du chœur.

- Tu veux boire quelque chose ? demande Michaël. De l’eau, du jus de pomme, du thé froid ?

- Non merci, répond Simon, abasourdi. Tu… tu habites ici ?

- De temps en temps, ça dépend.

Michaël ouvre une plaque de chocolat, glisse deux carrés dans sa bouche et en offre à Simon, qui refuse à nouveau.

- Assieds-toi, propose Michaël en montrant une rangée de chaises appuyées contre le mur. Merci beaucoup d’être venu. J’avoue que j’avais un gros doute…

- J’avoue que j’ai longtemps hésité.

- Je comprends…

- Qu’est-ce que tu veux Mic ? interroge Simon sur un ton méfiant.

- Tout t’expliquer.

- Ça ne changera rien à ce qui s’est passé.

- Non. Mais ça ne peut pas empirer non plus de toute façon.

Simon se tortille maladroitement sur son siège.

- Tout a commencé le soir où tu m’as viré de l’appart.

- Tu veux dire le soir où tu as agressé Nina.

Michaël fixe le sol entre ses baskets et hoche la tête :

- J’étais allé me calmer dans le bois derrière la salle de sport. Et je me suis fait choper en train de consommer. Par de Kalbermatten. Le ton est monté entre nous et il a menacé de m’arrêter et de me dénoncer à la Faculté.

Michaël se lève et se met à faire les cent pas dans le chœur de la chapelle.

- Je risquais de perdre mes jobs, de mettre mes études en péril. Alors j’ai pas eu d’autre choix que d’accepter son deal.

- Quel deal ?

- C’était la seule issue pour m’en sortir. Il m’a dit d’infiltrer le réseau de drogue qui sévit sur le campus. Je devais me faire passer pour un acheteur régulier et gagner la confiance des dealers. Le but est de découvrir qui est à la tête de tout ça et de comprendre si c’est lié à la disparition de Kim-Soo.

Simon reste sans voix. Il n’arrive pas à croire à cette histoire :

- Arrête ces conneries, Mic. T’es encore défoncé, ma parole.

Michaël le regarde sans osciller, les yeux droit dans les yeux :

- Au contraire. J’ai jamais vu aussi clair de toute ma vie. On est à deux doigts de démonter ce trafic. Dans quelques jours tout sera terminé, je pourrai reprendre le travail et les cours normalement.

- Et Nina ?! s’exclame Simon en sautant sur ses pieds. La maltraiter faisait aussi partie de ton plan tordu ?

Michaël retombe sur sa chaise et se prend la tête entre les mains :

- Je sais pas ce qui m’a pris… J’ai pété un câble, Simon… J’étais pas moi-même ce soir-là. Tout est flou dans ma mémoire. Je ne me souviens même plus…

- Ouais, t’as foiré, Mic. Et rien ne sera plus normal désormais.

- Je sais. Et j’en paierai les conséquences. Au moins, maintenant, tu sais tout.

Simon a de la peine à assimiler l’histoire abracadabrante que son ancien colocataire vient de lui raconter. C’est complètement fou : penser que pendant tout ce temps, Michaël travaillait avec la police. Georgina Rose doit être au courant, raison pour laquelle elle ne s’est pas inquiétée de l’absence de Michaël.

- Pourquoi discutais-tu avec Georgina Rose ce matin ? interroge Simon.

- J’espérais qu’elle m’aide à contacter de Kalbermatten. Il ne répondait pas à mes messages depuis la veille.

Simon doit reconnaître que son collègue s’investit pleinement dans sa tâche et semble prendre les choses très à cœur. Il ne l’a jamais vu aussi concentré et consciencieux. Peut-être que Michaël mériterait qu’on lui donne une seconde chance. Sans aucun doute, il a merdé, mais au moins il n’est pas devenu le junkie que Simon imaginait squatter n’importe où. Simon relâche la pression :

- Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? demande-t-il.

- Non. Rien de plus que ce que tu as fait ce soir : m’écouter. C’est à moi de gérer cette galère, mais ça fait du bien d’avoir pu t’en parler. Merci.

- Ok, dit Simon en se dirigeant vers le passage secret.

Il a besoin de réfléchir à tout ce qu’il vient d’apprendre et à trier les sentiments contradictoires qu’il ressent envers Michaël : continuer à lui en vouloir pour ce qu’il a fait à Nina ou commencer à lui pardonner et passer à autre chose ? Avant de disparaitre dans le trou, Simon se retourne:

- Et Mic… Fais attention à toi, d’accord ?

En réponse, le jeune homme esquisse un sourire et un hochement de tête.

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*

 

Une fois Simon engagé dans le tunnel, Michaël sort son téléphone portable et tape un rapide message : RDV dans 10 ?

En attendant la réponse, il plonge la main dans le paquet de fruits secs et en sort une poignée qu’il fait tomber dans sa bouche. Michaël garde un œil constant sur son téléphone et repense à son échange avec Simon. Il est soulagé que son ami l’ait écouté et rassuré de sentir que celui-ci ne semble pas complètement fermé à l’idée de lui pardonner. Pour la première fois depuis deux mois, Michaël a le cœur un peu plus léger. Maintenant, il ne lui reste plus qu’à boucler cette affaire au plus vite pour pouvoir passer à autre chose. Redevenir le Michaël Fassnacht qu’il était avant que tout tourne au cauchemar. Non. Devenir une meilleure version de lui-même. Et cela passerait par s’excuser auprès de Nina et espérer qu’elle lui pardonne. La tâche serait plus longue et ardue, mais Michaël comptait bien lui prouver qu’elle pourrait à nouveau lui faire confiance.

L’écran s’éclaire et affiche un nouveau message reçu : Ok. Même endroit que d’habitude.

Michaël est ravi. Il enfile sa veste et sort de la chapelle.

Dans le ciel, une pleine lune éclaire le chemin gravillonné qui sort du campus. Michaël longe la route principale menant au centre-ville et la traverse à la hauteur de la station-service, souvent fréquentée par les étudiants qui viennent se ravitailler en boissons et nourriture à n’importe quelle heure de la nuit. Une voiture s’arrête à la hauteur de la vitrine éclairée du shop et un groupe de jeunes pénètre à l’intérieur dans des éclats de rire forcés. Michaël passe à côté des pompes à essence et continue en direction du bar-restaurant « Six Mile » spécialisé dans les viandes sur grill. Il contourne le bâtiment et se retrouve dans l’arrière-cour sombre où les containers côtoient les friteuses et autres lave-vaisselles hors d’usage. La porte donnant sur les cuisines est fermée, mais la suivante est maintenue entrouverte par une grosse pierre que Michaël repousse du pied. Le jeune homme entre dans une remise à outils. Une ampoule nue projette une lumière aveuglante sur les établis en bois. Les murs sont recouverts d’armoires et le sol encombré d’une tondeuse, de pelles et râteaux, et d’autres objets dont Michaël ne connait l’utilité. Hippolyte de Kalbermatten se tient au milieu de la pièce, seul endroit libre, les yeux rivés sur son téléphone portable :

- J’ai pas beaucoup de temps, alors si on pouvait faire vite, claque-t-il d’entrée.

Michaël repousse une vieille bâche tachée et s’assied sur le rebord d’un coffre :

- Ouais, justement, j’aimerais aussi qu’on en finisse au plus vite, rétorque-t-il.

- Ça dépend de toi… De ce que t’as à m’offrir.

- Comme je vous l’ai dit la semaine passée, c’est Dim le dealer principal du campus. C’est lui qui a vendu la drogue trouvée sur Stew. Je vous ai même donné l’adresse du revendeur chez qui il s’approvisionne en ville. J’ai remonté la chaîne. Je ne vois pas ce que je peux faire de plus !

- On a envoyé une patrouille à l’adresse que tu nous as transmise, mais c’était juste une planque, explique l’inspecteur, qui pianote toujours sur son écran. On a arrêté trois sentinelles, mais on n’a pas pu remonter plus haut. Il nous faut davantage d’éléments : qui est le contact de Dim ? Où la drogue est-elle fabriquée ?

- Mais je ne suis qu’un larbin, moi ! C’est Dim qui gère tout ça et jamais il ne me mettra dans la confidence. Vous n’avez qu’à l’arrêter et l’interroger !

- Il ne parlera pas. Il nous faut quelqu’un de l’intérieur. Débrouille-toi pour gravir les échelons, écouter aux portes, fouiller les messageries.

Michaël étouffe un juron de fatigue et d’énervement. C’est trop fort quand même. De Kalbermatten attend de lui qu’il effectue le travail d’un policier entrainé. Mais il n’est pas flic ! Que se passera-t-il s’il se fait choper par Dim et sa bande ? Est-ce que l’inspecteur enverra quelqu’un pour lui sauver les fesses ou le laissera-t-il tomber à la moindre occasion ? Michaël commence à en avoir assez de cette situation. Cela fait plus de deux mois que la police se sert de lui.

- Écoutez, articule Michaël se dressant sur ses pieds et s’approchant à quelques centimètres du visage de l’inspecteur qui est bien obligé de lui accorder un regard. Je vais vous trouver le nom du supérieur de Dim. Mais ensuite c’est fini. J’aurai payé ma dette et vous me laisserez tranquille.

- Trouve-moi des indices sur ce qui est arrivé à mademoiselle Park et on verra…

De Kalbermatten plante Michaël dans la remise et ajoute en sortant :

- Je suis sûr que tu passerais pour un héros aux yeux de Nina.

Michaël veut le rattraper et lui envoyer son poing dans la figure, mais au lieu de cela, il donne un grand coup de pied dans un seau vide qui vole au plafond.

Le jeune homme ressort en claquant la porte. Il ne manquait plus que ça : que de Kalbermatten ajoute Nina dans l’équation. Elle n’avait rien à voir là-dedans. Pourquoi l’inspecteur avait-il lancé cette dernière pique ? Probablement pour le déstabiliser, le rabaisser, lui faire savoir qu’il avait remarqué les sentiments plus qu’amicaux que Michaël avait envers sa collègue ? Michaël est furieux que de Kalbermatten gagne toujours et qu’il le traite comme un gamin à sa solde. Ça n’allait pas se terminer comme ça…

 

*

 

Le week-end est le meilleur moment pour faire des affaires. Pendant la semaine, ce sont les habitués et les accros qui font tourner le commerce, avec des drogues dures principalement. Mais dès le jeudi soir, n’importe quel étudiant peut se transformer en consommateur et il faut pouvoir lui fournir toute une panoplie de stupéfiants, psychotropes, stimulants, médicaments et autres. C’est pourquoi Michaël a rendez-vous mercredi soir avec Dim et ses sous-traitants. Ils aiment faire le point et se répartir les tâches pour les trois prochains soirs.

Leur quartier général se situe au sous-sol de la salle de sport. Michaël pénètre dans le bâtiment et tourne immédiatement à droite. Il passe par-dessus une chaîne où est suspendu un panneau « entrée interdite » et descend une volée d’escalier, qu’il n’avait jamais remarquée avant de se mêler au trafic de Dim. Il s’engage dans un couloir simplement éclairé par le néon de la sortie de secours. Michaël en a marre de ces rencontres clandestines avec des gens en qui il n’a pas confiance. Ce soir, il va presser Dim et tenter d’obtenir les dernières infos dont il a besoin pour que de Kalbermatten lui rende sa liberté.

Michaël sort une petite clé argentée de sa poche et la glisse dans la serrure d’une porte marquée « accès réservé aux employés ». Dim possède une dizaine de doubles de cette clé qu’il donne à ses plus proches dealers. Dans la salle, une énorme chaudière ronronne et l’air est étouffant. Michaël espère que la séance ne durera pas trop longtemps. Il rejoint Dim et son équipe dans le coin opposé. Le chef est déjà en train de distribuer la marchandise et les ordres qui vont avec.

- Il y a une grosse soirée prévue au Croc’ ce samedi soir, annonce-t-il. Il me faudra des vendeurs aux quatre coins du campus.

Michaël n’écoute que d’une oreille. De toute manière, son lot de pilules et d’herbe partira directement dans la poche de l’inspecteur, sans que Dim ne se doute de rien, et sera échangé contre des placebos.

Tandis que la plupart des revendeurs quittent le local par la bouche d’aération qui donne derrière la salle de sport, Michaël traine dans l’espoir de pouvoir parler avec Dim. Ce dernier a l’air particulièrement tendu ce soir-là, il n’arrête pas de rajuster sa casquette de baseball bleue sur son front.

- Tout va bien ? interroge Michaël, qui prétend recompter sa marchandise.

- Non, c’est la merde, soupire Dim.

- S’il te manque du monde pour ce week-end, je peux faire des supp’, glisse Michaël.

- C’est pas le nombre de vendeurs qui me fait peur, mais le nombre d’acheteurs…

Michaël décide de ne pas trop poser de questions pour ne pas éveiller l’attention du dealer. Il préfère garder le silence pour que Dim le comble.

- Depuis deux semaines, les ventes sont en chute libre, explique celui-ci. On a de la concurrence qui est arrivée sur le marché.

- Un nouveau produit ?

- Non, un nouveau fournisseur. Avec sa propre chaine de commerce. Apparemment, il s’est déjà implanté sur le campus et commence à se faire un nom. Il casse les prix et nous met la pression.

La pièce est désormais vide, à part Michaël et Dim qui finit de ranger et s’assure de ne laisser aucune trace visible par un employé de l’Université qui aurait la mauvaise idée de passer par le local de la chaudière.

Pour Michaël, c’est peut-être l’occasion qu’il attendait pour gagner la confiance de Dim :

- Mec, tu peux pas laisser faire ça. Je sais pas qui est ce type, mais il faut lui faire comprendre qu’on ne marche pas sur les plates-bandes de Dim.

- T’as raison.

- Si tu veux, je peux m’en occuper.

Dim fixe alors Michaël d’un œil méfiant :

- Pourquoi tu ferais ça ?

Michaël réfléchit rapidement à un prétexte valable :

- Pour te renvoyer l’ascenseur. Tu m’as pris sous ton aile à un moment où j’étais complètement perdu et tu m’as toujours soutenu depuis. Alors je peux bien faire ça pour mon pote.

- C’est quoi ton nom déjà ? demande Dim.

- Euh… Mic.

- Non, ton nom entier ?

- Michaël Fassnacht.

- Fassnacht, répète Dim, qui retire sa casquette et passe une main dans ses cheveux. Les seules personnes en qui je fais confiance sont celles dont je connais le nom entier. Rappelle-toi bien ça.

Michaël trouve la scène complètement ridicule, mais continue de jouer son rôle en retenant un sourire et en acquiesçant d’un air concerné.

- Ok, Michaël Fassnacht, prouve-moi que je peux compter sur toi. Débarrasse-nous de ce Dragon.

- Pas de problème, assure Michaël. Comment il s’appelle ?

- Je viens de te le dire, réplique Dim, agacé. Dragon. C’est son prénom. Je connais pas son nom de famille. La preuve que ma théorie est la bonne.

Dim quitte la pièce, laissant un Michaël Fassnacht totalement décontenancé derrière lui.

 

*

 

Simon et Nina sont de piquet au bureau des plaintes le lendemain. Cette fin de semaine est plutôt tranquille ; Nina vient de s’absenter pour apporter des documents administratifs au secrétariat de la Faculté, lorsque Michaël pousse la porte d’entrée.

- Hé Mic ! Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonne Simon en se levant de sa chaise.

- J’ai rendez-vous, répond celui-ci. En toute légalité.

Georgina Rose vient l’accueillir :

- Alors comme ça, vous êtes de retour parmi nous, monsieur Fassnacht ?

- Je crois bien.

L’inspecteur de Kalbermatten arrive à son tour et salue Simon d’une de ses fameuses poignées de main destructrices.

- Vous l’avez arrêté ? s’enquiert immédiatement Michaël.

- Oui, ce matin. Il semblerait que nous ayons démantelé un gros trafic de stupéfiants. Nous allons interroger Dragon ces prochaines heures et espérer découvrir quelque chose concernant la disparition de Kim-Soo Park.

Michaël retient son souffle. Il venait de jouer un coup de poker en dénonçant Dragon, comme le fournisseur principal de Dim, alors qu’il était en réalité son concurrent. Apparemment la police n’y avait vu que du feu.

Michaël avait agi sur un coup tête. Il n’avait pas attendu la fin du week-end, pourtant cela lui aurait permis de réfléchir. Au lieu de cela, il avait sauté sur son téléphone portable au sortir de sa réunion avec Dim et écrit un bref message à de Kalbermatten pour le mettre au courant.

- Et qu’est-ce qui se passe maintenant ? questionne Simon en dévisageant tour à tour Michaël, l’inspecteur et sa responsable.

- Dim est toujours en liberté, explique Hippolyte. Il lui faudra trouver un nouveau fournisseur. À moins que Dragon le dénonce avant. Comment a-t-il réagi au fait ?

Dim ne s’était pas questionné sur la manière, il avait juste été très satisfait que son concurrent direct soit mis hors-circuit grâce à l’intervention de Michaël.

- J’en sais rien, ment Michaël.

- Il ne risque pas de te soupçonner ? interroge de Kalbermatten.

- Non, je lui ai dit que je me retirais quelque temps.

Michaël ne détaille pas sa dernière discussion avec Dim. Le jeune homme avait prétendu craindre que Dragon le balance et que la police remonte jusqu’à lui. C’est pour cela qu’il souhaitait se mettre au vert et Dim avait accepté sa décision.

- C’est bien, constate Hippolyte. Si on a encore besoin de toi, tu pourras toujours reprendre du service.

Le visage de Michaël se décompose. Il craint que cette histoire ne se termine jamais vraiment. Combien de temps encore aura-t-il cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, prête à tomber chaque fois que l’inspecteur le voudra.

- En attendant, je pense que monsieur Fassnacht peut reprendre son poste au bureau des plaintes, conclut Georgina Rose.

- Comme vous le voulez, répond l’inspecteur, d’un air détaché, avant de quitter le bureau.

- Je vous attends lundi à treize heures, confirme Georgina Rose.

- Super ! s’exclame Michaël qui a retrouvé une mine réjouie.

Simon lui serre longuement la main :

- Content de te revoir, Mic.

- Merci, murmure celui-ci.

- Soyez à l’heure surtout ! lance Georgina Rose alors que Michaël sort de la pièce.

- Et passe chez le coiffeur avant ! ajoute Simon.

Michaël remonte le corridor, un sourire aux lèvres. Tout semble rentrer enfin dans l’ordre.

 

*

 

Nina n’est pas pressée de retourner au bureau ; ce jeudi après-midi est vraiment trop calme à son goût. Il n’y a pas eu une plainte intéressante depuis deux semaines au moins. Alors elle s’occupe en faisant de l’ordre, en révisant ses cours et en saisissant la moindre petite tâche qui lui est offerte, comme amener ce dossier au secrétariat de la Faculté. N’importe quoi qui lui permette de s’aérer l’esprit, de ne pas penser à Kim-Soo qui n’a pas donné signe de vie depuis trop longtemps.

Nina avait laissé cette affaire de côté, passablement perturbée par ce qui lui était arrivé depuis le mois de janvier. Mais maintenant cela lui revenait en pleine figure. Elle avait échoué à aider sa voisine de chambre. Après avoir suivi toutes les pistes possibles, elle avait heurté un mur et ne trouvait pas d’issue. La jeune femme s’en voulait de ne plus savoir quoi faire et commençait même à désespérer. Peut-être ne retrouverait-on jamais Kim-Soo ? Peut-être ne saurait-elle jamais ce qui lui était arrivé ?

L’attention de Nina est ailleurs tandis qu’elle s’engage dans le couloir administratif. Tout de suite, ses sens réagissent à la silhouette familière qui s’avance dans sa direction. Un discret coup d’œil à gauche confirme son pressentiment : c’est Michaël. Elle le reconnait sans peine malgré son air fatigué, ses cheveux devant les yeux et les poils qui recouvrent sa fossette au menton.

Il vient sans doute du bureau des plaintes. Pourquoi ? Qu’est-il venu faire ici ? A-t-il croisé Simon ? Va-t-il essayer de l’aborder ? Comment doit-elle réagir ?

Le moment qu’elle craignait tant arrive enfin. C’est la première fois qu’elle recroise Michaël depuis leur altercation. Elle a eu plus de deux mois pour s’y préparer mentalement, mais tous ses stratagèmes semblent s’être fait la malle. Son rythme cardiaque augmente tandis qu’ils sont sur le point de se croiser. Michaël ralentit à sa hauteur. Nina sent le poids de son regard sur tout son corps. Pourtant, elle ne laisse rien paraitre. Elle fixe un point droit devant elle et marche la tête haute, sans accorder une once d’intérêt à son collègue. La jeune femme est tellement absorbée par l’instant qu’elle passe à côté du bureau des plaintes sans s’arrêter et continue jusqu’au bout du couloir. Elle ne se retourne qu’à l’angle, lorsqu’elle est certaine que le regard de Michaël n’est plus dans son dos. Voilà, ça s’est fait. Nina avait échappé à cette rencontre et respire à nouveau, mais droit derrière une autre angoisse se creuse une place dans son ventre. Quelle est la prochaine étape ? Que va-t-il se passer ensuite ?

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