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Saison 1 - Episode 6

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Cupidon n'en fait qu'à sa tête

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   La chambre est plongée dans le noir total. Les stores sont baissés au maximum et le moindre petit rayon de lumière est obscurci par des rideaux gris taupe. L’air est embaumé d’effluves d’alcool rances et de fumée froide. Une masse humaine gémissante remue sur le lit et repousse les couvertures.

   Michaël Fassnacht est conscient qu’il ne dort plus, mais ses paupières refusent de s’ouvrir. Il reste étendu sur le dos, les yeux clos, son cerveau émergeant difficilement de son sommeil. Il tente ainsi de se remémorer l’épisode de la veille : il avait reçu les résultats de ses examens semestriels et était allé en ville fêter sa réussite avec d’autres étudiants en droit. Le groupe d’une dizaine de garçons et de trois ou quatre filles avait fait la tournée des bars et des boites de nuit jusqu’au petit matin. Ses papilles rêches conservent une haleine de champagne sec et de cigare corsé.

   Le jeune homme est incapable de se rappeler comment il a atterri dans son lit. Michaël se passe une main sur le visage et, soudain pris du doute d’être bien dans son propre plumard, décide d’ouvrir les yeux. Il est soulagé en reconnaissant le regard de braise de sa joueuse de tennis préférée posant en bikini sur le mur au-dessus de sa tête. Il hésite à rabattre son drap sur lui et à replonger dans son état inconscient, mais finit par se lever lentement.

   Son crâne semble encerclé dans un étau et enveloppé dans du coton. Il tâtonne jusqu’aux rideaux qu’il entrouvre légèrement. Dehors, le jour lui renvoie sa déchéance en plein visage. Le soleil perce un rond jaune paille derrière les nuages. Il ne doit pas être loin de treize heures, un samedi de février, si ses calculs sont bons.

   Michaël tend l’oreille pour essayer de percevoir la présence de son colocataire, tout en cherchant un bas de jogging à enfiler par-dessus son boxer. Il en déniche un pas trop sale au pied de son lit et enfile un sweatshirt à fermeture éclair qu’il laisse ouvert.

   - Simon ? appelle-t-il depuis le couloir.

   Pas de réponse. Personne dans le salon. Personne dans la cuisine.

   Le souvenir lui revient soudain : Simon Dalambert passe le week-end chez ses parents à la montagne pour fêter l’anniversaire de sa petite sœur, Nina. Celle-ci y a passé les deux dernières semaines depuis la fin des examens et Simon a sûrement dû les rejoindre hier soir ou tôt ce matin. Il voudrait leur écrire un message pour leur annoncer qu’il a réussi son semestre d’automne et envoyer ses vœux à Nina, mais il ne se rappelle plus exactement la date de son anniversaire : était-ce hier ? aujourd’hui ? demain ? Après un moment d’hésitation, il décide d’attendre lundi pour leur dire en personne.

   Le semestre de printemps est sur le point de débuter et Michaël ressent tout à coup le besoin d’une remise en forme avant la rentrée. Debout devant le frigo, le jeune homme boit de grandes rasades de jus d’orange à même la bouteille. Puis, il attrape une pomme sur le plan de travail et se dirige vers la porte d’entrée. Il la cale entre ses dents le temps d’enfiler ses baskets et un bonnet. Il est prêt à mettre ses bonnes résolutions à exécution.

   En sortant de son immeuble, Michaël prend automatiquement le chemin de l’Université. Il trottine en mangeant sa pomme et s’échauffe gentiment. Le froid lui pique les yeux et transforme son souffle en buée. Ses mains s’engourdissent déjà et il réalise qu’il n’est pas vraiment équipé pour ce jogging improvisé. Il aurait pu penser à prendre des gants, des mouchoirs et éventuellement une gourde d’eau. Erreur de débutant.

   Juste avant de pénétrer sur le campus, il jette le trognon de pomme dans un buisson et accélère sa cadence. Son rythme cardiaque commence à augmenter et Michaël sent un poing sur le côté droit. Cependant, la sensation de vitalité qui l’emplit atténue la douleur et le fait persévérer.

   Quand il était adolescent, Michaël avait l’habitude de courir plusieurs fois par semaine pour renforcer sa condition physique en dehors des entrainements et des matchs de tennis. Il était doué et motivé à l’époque et son coach souhaitait le pousser vers un avenir de sportif professionnel. Après l’école, le jeune garçon passait ses fins de journée à envoyer des balles jaunes contre un mur de son quartier. Le week-end, il entrainait son service sur le terrain de foot, dérangeant parfois ses copains qui jouaient au ballon rond et qui avaient arrêté de le convier à leurs parties à force d’être remballés.

   Lorsqu’il avait rejoint le club de sa ville, sa progression avait été monumentale. Boosté par l’encadrement du staff et l’excitation des matchs, Michaël était vite devenu le jeune espoir de la région et se confrontait régulièrement à des joueurs plus âgés et expérimentés que lui. Son talent n’avait d’égal que son caractère et plus il performait, plus il devenait insupportable. Il piquait des crises lorsqu’il perdait un point, il insultait son coach quand il n’était pas d’accord avec lui, il partait en plein milieu de l’entrainement si les exercices ne lui convenaient pas. Au bout de quelques années, il était devenu ingérable. Personne ne pouvait lui faire une remarque sans qu’il ne la prenne mal et c’était impossible de le cadrer. Dépourvu de toute discipline si ce n’est celle de sa propre colère, il avait commencé à perdre de plus en plus de matchs et à dégringoler dans le classement. Et face à cette perte de vitesse et de contrôle, il avait décidé de tout abandonner du jour au lendemain.

   Parfois, Michaël se demande ce qu’aurait été sa vie s’il n’était pas parti en vrille. Serait-il devenu un numéro un mondial ? Aurait-il affronté les meilleurs aux quatre coins de la planète ? Gagné des titres du Grand Chelem et des records ? Ou, était-il de toute manière voué à tomber du piédestal sur lequel on l’avait fait grimper ? Depuis ce match où Michaël était parti à la fin du premier set sans s’excuser ni prévenir personne, il n’avait plus remis les pieds sur un court. Sa mère avait fini par jeter les raquettes de tennis qu’il ne touchait plus.

   Mais cet après-midi, peut-être pour la première fois, alors qu’il court pour le plaisir, l’envie de recommencer à taper dans des balles nait au fond du jeune homme. S’il reprenait le jeu, ce serait sans pression, sans compétition, sans entrainement intensif. Juste pour le plaisir.

 

*

 

   Le lundi suivant, la plupart des étudiants sont rentrés de leurs vacances post-examens et ont réinvesti leur dortoir, la cafétéria et le Croc’. De même, Simon et Nina sont de retour au bureau des plaintes. Le professeur Tavernier les a convoqués pour faire le point après son congé prolongé.

   Les trois amis débarquent donc en avance, peu après midi. Le professeur n’est pas encore là, mais la porte du bureau n’est pas fermée à clé.

   - Il s’est sûrement absenté pour aller manger, suggère Simon.

   Un gros bouquet de roses écarlates et tape-à-l’œil trône au coin du bureau de Nina. Le visage de cette dernière s’illumine en voyant cette attention.

   - C’est pour mon anniversaire ? questionne-t-elle en direction des deux garçons.

   Ceux-ci se dévisagent d’un air louche se faisant comprendre que ni l’un, ni l’autre n’y est pour quelque chose.

   Nina retire le papier transparent et admire les fleurs.

   - Alors, lequel de vous deux dois-je remercier ? relance-t-elle.

   - Je t’ai déjà offert une écharpe samedi soir, s’explique Simon. Je t’aime beaucoup sister, mais les roses rouges, ce n’est pas vraiment mon truc…

   Un peu embarrassée, la jeune fille se tourne alors vers Michaël qui semble pétrifié derrière elle :

   - Euh… c’est-à-dire que je ne suis pas trop du genre à faire des cadeaux… désolé.

   La chaleur monte au visage de Nina qui se rend compte de son erreur. Simon s’est approché du bouquet.

   - Attends, il y a une carte à l’intérieur, indique-t-il. C’est peut-être le professeur Tavernier…

   Michaël ne peut s’empêcher de pouffer de rire, ce qui met Nina encore plus mal à l’aise. La jeune femme arrache presque la petite enveloppe des mains de son frère et la décachète en tremblotant.

   À l’intérieur, un rectangle cartonné dans des tons identiques aux fleurs lui dévoile un message énigmatique :

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Écoutons notre cœur

Osons dépasser nos peurs

Retrouvons-nous le temps d’une soirée

À 20 heures au Croc’ le 14 février

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   Cette fois, la mine de Nina est bel et bien décomposée et elle tombe d’incompréhension dans le siège de son bureau.

   - Alors, c’est de la part de qui ? interroge Simon, en jetant un air curieux par-dessus l’épaule de sa petite sœur.

   Celle-ci reprend ses esprits et tente vainement de cacher le carton aux regards inquisiteurs.

   - C’est signé : Un Valentin secret ! s’exclame le jeune homme, surpris.

   - C’est privé ! réplique Nina. C’est une invitation pour la Saint-Valentin.

   Le grand frère ne peut s’empêcher de taquiner sa cadette, qui se renfrogne. Michaël ne manque pas une miette de leur échange, mais reste pourtant silencieux.

   - Tu vas aller à ce rendez-vous secret ? s’enquiert Simon, un peu plus sérieusement.

   - Peut-être bien, oui, rétorque Nina, flattée de l’attention d’un admirateur anonyme. Et d’ailleurs toi ? Tu vas faire quoi ?

   - Oh, un tête-à-tête romantique avec mon ordinateur portable sûrement ! ricane le jeune homme.

   Nina réalise qu’ils ne sont pas du genre à discuter ouvertement de leurs amours. Ce n’est pourtant pas un sujet tabou, mais peut-être leur caractère un peu renfermé et pudique qui les retient. Pour autant qu’elle le sache, Simon est célibataire et n’a jamais eu de relation sérieuse. Elle se souvient vaguement d’une copine avec qui il trainait un temps quand il était à l’école, mais cela remonte à trois ans au moins. Elle se demande si Michaël, beaucoup plus ouvert sur la question, en sait plus qu’elle au niveau de la vie amoureuse de son frère. Probablement pas davantage…

   - Et toi, Mic ? demande Simon pour changer de sujet.

   Michaël prétend ne pas avoir suivi la conversation :

   - Hein ? Moi ? Rien de très concret pour l’instant… Mais c’est mercredi, non ? Je verrai d’ici là.

 

*

 

   Une fois leur entretien avec le professeur Tavernier fini, Simon et Nina se mettent au travail tandis que Michaël s’absente pour aller acheter des salades à manger sur le pouce.

   Leur premier et unique client de l’après-midi est une jeune fille de troisième année, à la ligne famélique et à la coupe de cheveux garçonne. Installée en face du bureau de Nina, elle se présente, dit s’appeler Amel et étudier les sciences du sport.

   - Comment pouvons-nous t’aider, Amel ? questionne Nina.

   - À vrai dire, je ne sais pas réellement si vous le pouvez… commence la demoiselle. Ma situation est un peu particulière et je viens chez vous en dernier recours.

   - C’est le cas de beaucoup des étudiants qu’on reçoit ici, rassure Nina. Raconte-nous ton problème.

   Encouragée par le ton rassurant de l’employée du bureau des plaintes, Amel se lance :

   - Je suis une sportive d’élite depuis trois ans et je fais des études en parallèle. Jusqu’à maintenant ça ne posait pas de souci car j’avais une bourse qui me permettait de subvenir à mes besoins et de continuer les compétitions. Mais ce semestre, la Faculté a refusé de renouveler ma demande.

   - Pour quelle raison ? s’étonne Nina.

   - J’ai manqué pas mal de cours le semestre passé à cause d’un changement de programme des compets et mes résultats aux derniers examens n’étaient pas très bons…

   Les larmes montent aux yeux d’Amel qui tente vainement de les retenir.

   - Je leur ai promis de redresser la barre, mais ils ne veulent rien savoir.

   - C’est rude… commente Nina. Quel est l’impact de ce refus sur ta vie et la compétition ?

   - Au quotidien, cela signifie que je vais devoir trouver un travail pour payer mes études, mon logement et tout. Et donc je vais probablement devoir arrêter le triathlon. Je ne vais plus pouvoir payer mon coach et mes déplacements.

   Devant la détresse de la jeune fille, Simon et Michaël se sont arrêtés de travailler et écoutent en silence son témoignage. Nina se tourne vers son frère pour lui demander conseil.

   - Je ne sais pas si le bureau peut intervenir à l’encontre d’une décision de la Faculté, explique ce dernier. T’as meilleur temps de contacter Tavernier pour savoir quoi faire.

   - Ok, reprend Nina. Je lui écris tout de suite. Pendant ce temps, Amel, peux-tu remplir un dépôt de plainte ?

   Michaël saisit un formulaire derrière lui, qu’il tend à la jeune fille. Celle-ci le complète soigneusement, puis quitte le bureau en laissant tous ses espoirs entre les mains de Nina.

   Toutefois, comme redouté, la réponse de Tavernier est négative.

   - Il écrit que le bureau des plaintes ne peut rien faire pour elle, explique Nina. Il nous conseille de renvoyer la plaignante vers le service des aides financières.

   - Mais c’est justement eux qui ont refusé sa demande ! s’écrie Michaël.

   - Je sais… Apparemment ce sont eux qui gèrent ces problèmes.

   - Il y a des jours où je ne comprends vraiment rien à ce système, s’exaspère Michaël.

   - Je vais prendre rendez-vous avec Amel pour lui annoncer la mauvaise nouvelle, propose Nina.

   Ses collègues masculins acquiescent et la remercient. Leur rencontre est fixée le lendemain midi, à la salle de sport du campus.

 

*

 

   Poursuivant ses bonnes résolutions, Michaël se met en tête de profiter d’un creux en fin de matinée pour faire un peu d’exercice. Il enfile ses vêtements de sport, rabat la capuche de son sweat qu’il couvre d’un casque de musique, et prend la route de l’Université.

   Sa playlist pop-rock dans les oreilles couvre les bruits ambiants et il a l’impression de courir dans un monde parallèle, comme s’il était invisible aux autres étudiants, dans sa bulle de bien-être. À la hauteur de la résidence pour filles Elsa Cameron, les nuages gris qu’il avait aperçus en sortant déchargent finalement leur surplus d’eau et de grosses gouttes viennent s’écraser sur son visage.

   Michaël décide de continuer sa séance d’exercices à la salle de sport, qui se situe derrière l’Union, près du terrain de football.

   En tournant au coin du bâtiment de l’Union, il tombe nez à nez avec une fille tout de rouge vêtue dont le crâne est surmonté de deux petits cœurs en velours.

   - Salut ! s’exclame-t-elle. Tu veux acheter une rose pour ta copine ?

   Elle lui place un bouquet de fleurs sous le nez pour l’appâter.

   - C’est pour la bonne cause : l’argent récolté ira à l’association des étudiants pour organiser des sorties et des fêtes, récite la demoiselle.

   - Quelle honorable cause… ironise le jeune homme.

   - Tu peux donner combien tu veux.

   Michaël réalise que le début de semaine a filé et que le jour de la Saint-Valentin est déjà arrivé. Tout ça lui est un peu sorti de la tête et maintenant il se retrouve sans plan pour la soirée. Il angoisse à l’idée de rester à la maison et d’empiéter sur les plates-bandes de Simon et sa soirée célibataire déprimante. De même, il aurait pu aller au Croc’ mais n’a aucune envie de tomber sur Nina et son Valentin secret.

   Comme la jeune demoiselle le dévisage en attendant sa réaction, il extirpe un billet de sa poche et le lui tend.

   - J’ai pas de copine, explique-t-il. Mais garde l’argent et prends une rose pour toi à la fin de la journée.

   Un peu décontenancée, l’inconnue l’ausculte pour connaitre son intention : est-ce un compliment sincère ou une manœuvre déplacée ?

   - Merci, finit-elle par articuler. C’est gentil.

   Michaël lui sourit et se lance :

   - Je m’appelle Michaël.

   - Moi, c’est Coline.

   - T’as quelque chose de prévu pour la Saint-Valentin ?

   - Euh… non. Je pensais passer la soirée à vendre des roses pour récolter de l’argent pour l’assoc’.

   - J’avais envie de tester ce nouveau restaurant italien en ville : Amici. Tu connais ?

   - Ouais, de nom.

   - Si ça te dit, on pourrait y diner ensemble ?

   Coline tripote nerveusement le bouquet de fleurs. Elle soupire :

   - Pourquoi pas, oui.

   Ils échangent leur numéro de téléphone et fixent une heure de rendez-vous. Puis, Coline le remercie et lui glisse tout de même une rose entre les mains.

   - À ce soir ! confirme Michaël qui s’éloigne en courant, sans se retourner, mais tout souriant.

   À sa tête satisfaite, il pense sûrement que la tâche était plus facile que prévu et se réjouit à la pensée de la soirée qui l’attend.

 

*

 

   Le bâtiment des sports de l’Université est en béton, surplombé d’un gros dôme en fer. Principalement utilisé par les étudiants en sciences du sport, tout le monde y a accès aux heures d’ouverture publiques sur simple présentation de sa carte. Le nombre d’activités proposées semble digne des jeux olympiques.

   Au sous-sol se trouvent des salles de cours, des dojos, des courts, des terrains pour les sports indoor. Au rez-de-chaussée, on accède aux vestiaires qui donnent directement sur le bassin olympique et son double plongeoir. Lors des compétitions ouvertes au public, les spectateurs s’installent dans les tribunes qui meublent le côté droit de l’étage. Sur la gauche, pas de gradins, mais un espace aménagé en salle de sport qui donne sur la piscine.

   La pièce ouverte est donc tout en longueur. Y résonnent les bruits de clapotements de l’eau, quelques mètres plus bas, et les claquements métalliques des engins de fitness. Tapis de course, vélos elliptiques, rameurs et autres haltères sont alignés des deux côtés de l’espace, formant un couloir au milieu.

   C’est là que Michaël tombe nez à nez avec Amel qui termine une série de pompes. Le jeune homme retire ses écouteurs pour la saluer.

   - Salut, répond-elle, essoufflée et s’essuyant le visage avec une serviette. Je t’avais jamais vu ici. J’y viens tous les jours alors je connais les habitués…

   - Non, en effet, ça fait longtemps que je n’ai plus mis les pieds dans une salle de sport, mais j’avais besoin de m’y remettre.

   - C’est quoi ton sport ?

   - Le tennis, répond-il du tac au tac. Enfin, c’était… Quand j’étais ado.

   Ils se dévisagent respectueusement pendant une seconde, puis Michaël ressent le devoir de s’excuser :

   - Je suis désolé que le bureau des plaintes ne puisse rien faire pour ta situation.

   - Alors c’est décidé ?

   - L’ordre vient de plus haut…

   - Je ne sais vraiment pas comment je vais m’en sortir… Il faut que je me prépare pour la saison qui arrive, je ne peux pas me permettre d’arrêter alors que je suis au max de ma forme physique.

   Le désespoir d’Amel replonge Michaël plusieurs années en arrière lorsque son coach lui demandait de lever le pied et que Michaël n’en faisait qu’à sa tête ; il pouvait passer ses soirées entières à s’entrainer perdant totalement le sens des priorités et poussant son corps et son mental à l’excès.

   Il comprend alors que cette fille a besoin de quelqu’un pour lui faire garder les pieds sur terre. Une idée folle lui traverse l’esprit si rapidement qu’il n’a pas le temps de l’empêcher d’arriver à ses lèvres :

   - Écoute, je sais que c’est pas grand-chose, mais je veux bien te donner un coup de main gratuitement. Je connais le monde du sport d’élite et même si je suis un peu rouillé, je pourrais te préparer un programme de travail et t’encadrer.

   Surprise de la proposition à laquelle elle ne s’attendait pas, les traits d’Amel se détendent en un sourire bienveillant.

   - C’est gentil de ta part. Je n’ai jamais travaillé comme ça, mais je peux difficilement refuser une offre si généreuse.

   - Super !

   Amel prend Michaël dans ses bras pour le remercier et se pique aux épines de la rose qu’il tient toujours dans les mains.

   - Oups, désolé, s’excuse-t-il. Je ne sais pas trop quoi faire de ça, tu la veux ?

   Amel accepte gentiment la fleur qu’il lui tend.

   - Je l’ai achetée en arrivant et d’ailleurs ça me fait penser qu’on pourrait peut-être organiser une collecte de fonds sur le campus et en ville pour sponsoriser ton semestre. On ne gagnera pas des millions, mais éventuellement de quoi payer ta participation aux compétitions.

   - C’est une bonne idée, constate Amel qui reprend petit à petit espoir.

 

*

 

   N’étant pas une grande sportive, Nina n’avait encore jamais mis les pieds dans la salle de sport du campus. Un groupe de garçons lui indiquent le chemin du fitness et c’est un peu penaude qu’elle débarque dans la pièce. Ça sent le chlore, la transpiration et la testostérone.

   Un bodybuildé en débardeur est en train de soulever de la fonte à l’entrée et pousse de grosses expirations. Ses deux potes qui se tiennent de chaque côté la détaillent de la tête aux pieds. C’est clair qu’elle fait tache dans cet environnement avec ses bottines, son sac à main et ses lunettes de soleil.

   Heureusement, elle repère vite Amel à une cinquantaine de mètres. Alors qu’elle s’avance, elle la voit serrer un garçon dans ses bras et reconnait tout de suite son collègue. Nina s’immobilise au milieu de l’allée et observe cette scène surréaliste à ses yeux. Elle n’arrive pas à expliquer la présence de Michaël ici ; c’est elle qui a fixé un rendez-vous à Amel, c’est elle qui doit lui annoncer que sa plainte est refusée. Pourquoi Michaël l’a-t-il devancée, comment a-t-il eu connaissance de leur lieu de rendez-vous ? Et surtout pourquoi est-il en train d’embrasser Amel et de lui tendre une rose rouge ?

   Ne sachant plus quoi penser, Nina hésite à faire demi-tour, mais son instinct a envie de mettre les points sur les i avec ces deux-là. Elle les rejoint et toussote pour leur indiquer sa présence.

   - Hey Nina ! s’exclame Michaël. Qu’est-ce que tu fais là ?

   - J’avais prévu de retrouver Amel pour lui parler de la réponse concernant sa plainte. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

   - Michaël m’a tout dit, coupe Amel pour éviter au garçon de se justifier. Vous avez fait votre possible, mais la Faculté a le dernier mot. Il m’a aussi proposé de m’aider à m’entrainer et à rechercher d’autres manières de sponsoring.

   - Ok… siffle Nina, sans quitter la jeune fille des yeux.

   Malgré les explications, toute cette histoire lui parait encore très obscure.

   - On peut commencer tout de suite, propose Michaël. Tu me montres un peu ce que tu fais tous les jours ?

   - D’accord ! Allons-y, répond Amel. Merci encore beaucoup de ton aide Nina, tu as été parfaite dans ton rôle.

   Laissée sans voix, Nina les regarde s’éloigner en direction des tapis de course avant de rejoindre la sortie. Elle n’a pourtant pas fini de vouloir tirer cette situation au clair et mettre des mots sur la scène à laquelle elle vient d’assister.

 

*

 

   Dans sa chambre d’étudiante à Elsa Cameron, Nina met une dernière touche à son maquillage devant le miroir. Elle a passé les deux jours précédents à réfléchir au bouquet de fleurs et à son message anonyme. Le compte des garçons dans sa vie se limite à son frère, son colocataire exubérant, et quelques rares camarades de psychologie avec qui elle a eu contact. Dès lors, elle ne voit vraiment pas qui pourrait l’avoir invitée à la soirée. Elle refait dans sa tête la liste des étudiants qu’elle a accueillis au bureau des plaintes depuis le début de l’année, mais aucun ne sort du lot.

   Quelqu’un de raisonné aurait peut-être ignoré le message, mais sa curiosité et ce sentiment flatteur de se sentir adorée la poussent vers ce rendez-vous mystérieux. Elle revêt son manteau par-dessus la robe bleu paon qu’elle a choisie pour l’occasion et s’enroule dans une grande écharpe jaune moutarde. L’heure sur l’écran de son téléphone lui indique qu’elle est prête en avance, elle préfère donc attendre un peu dans sa chambre pour arriver légèrement en retard au Croc’.

   Le pub-lounge est bondé ce soir de Saint-Valentin. Comme d’habitude, la décoration suit le thème de la soirée : des fleurs sur chaque table, des cœurs rouge foncé aux murs et des cupidons suspendus au plafond. Les lampes design sont éteintes au profit des dizaines de bougies parsemées un peu partout qui projettent des lueurs romantiques dans toute la pièce.

   La musique aussi est adaptée pour l’occasion puisqu’on a choisi une playlist de slows langoureux en intermittence avec des chansons RnB aux accents de soul. Nina reconnait quelques visages malgré l’obscurité ambiante, mais son admirateur secret ne semble pas être encore arrivé.

   La jeune fille s’installe au bar et commande un cocktail « Amour Passionnel » à base de jus de fruit de la passion, de framboise et de rhum. Elle lance des petits coups d’œil chaque fois que quelqu’un passe la porte d’entrée, dans l’espoir de découvrir au plus vite l’identité de son rencart.

   Les minutes passent et Nina a presque terminé son cocktail, lorsque soudain elle sent quelqu’un s’approcher d’elle dans son dos. Un frisson lui parcourt l’échine quand une voix qu’elle redoute trop lui susurre à l’oreille :

   - Bonne Saint-Valentin, Mlle Dalambert…

   Nina se fige comme une goutte d’eau au contact de la glace. Elle n’ose pas se retourner pour faire face à son interlocuteur car l’idée même de sa présence dans ce lieu lui parait impossible.

   - Tu étais visiblement loin de penser que j’étais ton admirateur secret, continue la voix, en lui soufflant de l’air chaud dans le creux du cou.

   La nausée monte à la gorge de la jeune fille qui se force à reprendre consistance et à ne pas se laisser impressionner.

   - Je pense que tu jubiles de voir que je suis tombée dans ton misérable piège ? interroge-t-elle sans attendre de réelle réponse.

   Le garçon s’installe à la place qu’elle a gardée libre à côté d’elle depuis son arrivée et commande un alcool fort. Nina continue de fixer un point droit devant pour éviter de lui montrer son désarroi. Mais du coin de l’œil, elle constate qu’il a coupé ses cheveux noirs et s’est laissé pousser une drôle de moustache sur la lèvre supérieure. Ce nouveau look le change, le rendant presque méconnaissable.

   - Tu dois te demander pourquoi j’ai fait ça.

   Nina reconnait cette habitude qu’il a de donner l’impression qu’il lit dans les pensées des autres. Et cela la met hors d’elle-même.

   - À vrai dire, ça ne m’intéresse pas du tout, ment-elle, en se levant pour partir.

   Mais il la retient par le bras et la menace :

   - Il faut que je te parle. À toi de décider si tu préfères qu’on reste ici ou que je t’emmène dans un endroit plus tranquille.

   Pleine de colère, Nina n’a d’autre choix que de capituler. Elle regrette de n’avoir personne autour d’elle sur qui compter. Elle regrette que Michaël ne soit pas de service ce soir pour pouvoir lui venir en aide. À contre-cœur, elle se rassoit sur son tabouret.

   - Qu’est-ce que tu veux, Gabriel ? finit-elle par articuler.

   Ce nom lui écorche la langue, et elle n’a qu’une hâte : terminer cet entretien au plus vite.

   - Tu as aimé les fleurs ? minaude-t-il.

   Nina soupire et s’apprête à s’en aller, mais Gabriel intervient :

   - Ok, ok, j’arrête. Sérieusement, j’ai besoin de ton aide.

   - Mon aide ? s’étonne Nina. Si c’est pour tes petits camarades de Royalty, tu peux aller te faire voir.

   Gabriel Gaudette sourit narquoisement avant d’enchainer :

   - Tu n’as aucune idée de ce qui est en jeu, là. Il faut absolument que je récupère ce mot de passe. Le vrai. Pas celui que cet inspecteur a voulu utiliser contre moi.

   - Apparemment tu n’es pas au courant ? ricane Nina. C’est lui qui a ton mot de passe chéri. Pas moi.

   - Je sais, dit calmement Gabriel. Mais je soupçonne qu’une fille aussi intelligente que toi en a gardé une copie ou l’a peut-être même mémorisé.

   - Tu me surestimes un peu. Désolée, je ne peux rien pour toi.

   Nina paie son cocktail, attrape son sac sur le comptoir et part vers la sortie sans adresser ni un mot ni un regard à son ancien collègue.

Elle respire en passant la porte, pensant en avoir terminé avec Gabriel, mais celui-ci a suivi ses pas et s’empresse de lui bloquer la route.

   - Je n’ai peut-être pas été assez clair sur l’importance vitale de ce mot de passe.

   - Vitale ? ironise Nina.

   - Pour toi, oui. Ce serait dommage qu’il t’arrive à nouveau quelque misère sur le campus. Ton frangin et son coloc’ ne seront pas toujours là pour te protéger…

   Devant les menaces de Gabriel, Nina se dit qu’elle a meilleur temps de jouer la carte de la ruse, car il ne la laissera pas partir tant qu’elle n’ira pas dans son sens. Elle décide de gagner du temps :

   - Ok, c’est bon. Je n’ai pas mémorisé le mot de passe, mais je peux le retrouver.

   Gabriel esquisse un sourire qui ressemble presque à une grimace.

   - On peut le faire maintenant ? s’enquiert-il.

   - Non. Je peux te le transmettre d’ici ce week-end.

   Le jeune homme semble douter un moment, pesant les pour et les contre, soupesant l’honnêteté de Nina.

   - T’as jusqu’à vendredi soir minuit. Écris-moi à cette adresse e-mail et on fixera une rencontre.

   Il lui tend un bout de papier qu’il retient entre ses doigts.

   - Ne me déçois pas, Nina, siffle-t-il, avant de lâcher son étau.

   La jeune fille déglutit la tension coincée dans sa gorge depuis tout à l’heure et s’éloigne en trottinant.

 

*

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   Au cas où Gabriel déciderait de la suivre, Nina préfère ne pas retourner dans sa chambre toute seule et emprunte plutôt le chemin de chez son frère. Elle sait qu’il passe la soirée à la maison donc elle pourra lui raconter sa mésaventure.

   Elle frappe trois petits coups secs à la porte et attend que Simon vienne lui ouvrir. Le jeune homme est en jogging, installé sur le canapé. Une tasse de café vide et son ordinateur portable occupent la table basse.

   - Alors ? Tu n’es pas avec ton admirateur anonyme ? l’embête-t-il, avant qu’elle n’ait pu dire quoi que ce soit.

   - Tu ne croiras jamais ce qui m’est arrivé ce soir…

   Nina s’effondre sur le sofa et raconte sa discussion avec Gabriel.

   - C’est un truc de dingue ! s’exclame-t-il enfin. Mais tu l’as ce mot de passe ?

   - Oui, je l’avais copié dans mon agenda, mais je voulais gagner du temps et faire poireauter Gabriel le plus possible en attendant de t’en parler.

   - Tu as bien fait. Je pense qu’il faudra prévenir l’inspecteur de Kalbermatten demain.

   - Je ne sais pas ce qu’il vaut mieux faire… gémit Nina, déconcertée et épuisée par l’épisode de la soirée.

   Simon se lève et va chercher deux pots de glace dans le congélateur dans lesquels il plante deux cuillères.

   - On demandera son avis à Michaël.

   - Où est-il d’ailleurs ? questionne Nina, qui réalise que personne d’autre n’est présent dans l’appartement.

   - Il avait un rencart au resto.

   - Avec Amel ?

   - Amel ? Non, pourquoi ?

   - Je les ai vus à la salle de sport ce matin et ils avaient l’air très proches, réprouve la jeune femme.

   - Il ne m’en a pas parlé, mais tu crois que…

   - Qu’il s’implique à nouveau un peu trop dans une affaire ?

   Sa dernière phrase était pleine de sous-entendus. Son frère lui passe un pot vanille-caramel et entreprend d’entamer le deuxième au chocolat-brownies.

   - Je m’en veux de ne pas avoir vu le piège venir, se lamente Nina.

   - Personne n’aurait pu imaginer que Gabriel ferait un coup pareil, tente de la réconforter Simon.

   - Oui, mais c’est comme si cette histoire de bouquet et d’invitation avait réussi à endormir mon instinct méfiant.

   - C’était sûrement son but. Il a trouvé un point faible et l’a exploité.

   - Quel point faible ?

   Un bruit de clé dans la serrure les immobilise. Une fraction de seconde, Nina pense que Gabriel l’a suivie jusqu’ici et veut s’introduire chez son frère. Mais c’est la tête de Michaël qui passe l’entrée. Il a dompté sa mèche blonde en la plaquant avec du gel sur son crâne et a enfilé un costume bleu roi sur une chemise noire.

   Nina et Simon le regardent enlever ses chaussures, retirer sa veste et venir s’affaler sur le fauteuil à côté d’eux. Simon lui tend son pot de crème glacée :

   - Dure soirée ?

   - Je suis pas le seul, on dirait… marmonne-t-il, la cuillère dans la bouche.

   Simon prend en charge de raconter l’histoire hallucinante de sa sœur.

   - Waouh… Ok, réagit Michaël. T’as gagné la palme de la soirée la plus pourrie, Nina.

   - Et toi, comment ça se fait que tu sois déjà de retour ? interroge Simon.

   - Coline m’a posé un lapin…

   - C’est qui Coline ?

   - Une courte histoire… soupire le jeune homme. Je l’ai attendue près d’une heure au milieu de couples se dévorant du regard et bavant d’amour. Le serveur a eu pitié de moi et m’a offert les trois bières que j’avais commandées. Et quand il s’est mis à me draguer, j’ai compris qu’il était temps de rentrer.

   Nina ne peut s’empêcher de partir dans un fou-rire mi-nerveux, mi-bienfaiteur. De dépit, Michaël se met lui aussi à pouffer de rire, alors que Simon les observe en souriant :

   - Finalement, je suis le seul à ne pas avoir été déçu de ma soirée ?

   - La morale de l’histoire, c’est qu’on est peut-être mieux célibataire ? suggère Michaël.

   - Vive la Saint-Valentin ! ironise Nina.

   Les trois amis finissent la crème glacée devant une émission de jeux télévisés et les garçons invitent Nina à squatter une fois de plus leur canapé. Celle-ci accepte volontiers car elle ne se sent pas du tout le courage de rentrer seule en pleine nuit jusqu’à sa chambre d’étudiante.

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