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Saison 2 - Épisode 2

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Ghostbusters

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Nina Dalambert traverse le campus universitaire à grandes enjambées. Elle frissonne sous l’effet des soudaines baisses de températures d’octobre et regrette ne pas avoir mis une écharpe. La cloche de la plus haute tour de l’Union, celle qui se situe juste au-dessus du Croc’, sonne midi trois quarts. Nina a le temps de passer au secrétariat de l’Université pour relever son courrier. Comme tous les étudiants qui logent dans les résidences du campus, la jeune femme possède un casier étiqueté à son nom dans un pan du mur en lambris à droite de l’entrée. Le facteur y dépose lettres et petits colis dans les dizaines de box carrés de la taille d’une enveloppe. Celui de Nina se trouve à mi-hauteur de la colonne des noms de famille commençant par C et D.

La jeune femme ouvre la porte de l’aile administrative de l’Université et se retrouve nez à nez avec l’inspecteur Hippolyte de Kalbermatten. Son mètre nonante de muscles lui barre le passage dans le bâtiment.

- Bonjour inspecteur, lance-t-elle surprise.

- Bonjour Nina, répond-il, en lui tenant la porte ouverte. Vous allez bien ?

- Oui, merci, et vous ?

Lorsque Nina avait signalé la disparition de sa voisine de chambre, Kim-Soo, la police avait d’abord refusé d’ouvrir une enquête, argumentant que l’étudiante était majeure et libre de ses mouvements, qu’elle était peut-être partie en week-end, qu’elle allait sûrement revenir tout soudain.

Mais c’était sans compter la ténacité de Nina et ses collègues du bureau des plaintes qui avaient insisté pour que l’inspecteur vienne constater les dégâts dans la chambre de Kim-Soo. En effet, les meubles ayant été mis sens dessus-dessous, les signes de bagarre étaient évidents.

Depuis, l’inspecteur de Kalbermatten se rendait presque tous les jours sur le campus pour investiguer.

- Avez-vous des nouvelles de Kim-Soo ? s’inquiète tout de suite Nina.

- Notre enquête continue, répond l’inspecteur, qui souhaite rester énigmatique.

- Cela fait déjà trois semaines…

- Oui, je sais, lui accorde de Kalbermatten. Mais ce genre d’affaires peut prendre beaucoup de temps. Surtout que nous n’avons aucune preuve, ni aucun témoin qu’un crime s’est réellement produit.

- Il y a tout de même la touffe de cheveux retrouvée dans sa chambre.

- Oui, nous les avons envoyés au labo pour identification ADN, mais n’avons pas encore reçu de résultat.

Nina savait que la police avait également interrogé toutes les occupantes de la résidence Elsa Cameron : personne n’avait rien vu ni entendu le soir du vendredi 10 septembre.

- Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? demande Nina.

- Nous sommes en train de fouiller dans la vie de mademoiselle Park et de reconstituer ses déplacements la journée de sa disparition. Alors, prévenez-moi si vous voyez ou entendez quoi que ce soit.

- Bien sûr. Et il est inutile de dire que cela va dans les deux sens…

De Kalbermatten gratte sa barbe naissante.

- Si vous en apprenez plus… continue Nina.

- Oui, j’ai bien compris, coupe-t-il avec un clin d’œil. Au fait, vous pourriez m’indiquer où trouver un bon café sur le campus… En dehors du Croc’ qui est bondé…

- Vous n’avez qu’à me suivre au bureau, j’allais m’en faire un également.

Le visage de l’inspecteur se crispe soudainement.

- C’est-à-dire que… je l’aurais pris à emporter. Je suis un peu pressé.

- Ah… répond Nina, décontenancée. Alors il y a la cafétéria au bout de l’allée à droite. Vous êtes sûr ? Je peux aussi vous le servir dans une tasse en carton…

- C’est gentil.

Alors qu’ils s’apprêtent à se quitter, Georgina Rose, la nouvelle responsable du bureau des plaintes, arrive à leur hauteur. Ses cheveux blonds sont noués en queue de cheval derrière sa tête. Elle se plante entre Nina et Hippolyte :

- Inspecteur… Qu’est-ce que vous faites ici ? interroge-t-elle.

De Kalbermatten passe une main sur son crâne rasé et regarde le bout de ses mocassins noirs. Nina reste muette, comme hypnotisée par la tension que madame Rose a soudain trainée avec elle.

- Je suis ici pour une enquête. Une étudiante a semble-t-il disparu.

- Mmh… marmonne Georgina.

Un silence lourd s’ensuit, puis la responsable fait volte-face vers son employée et la dévisage avec méfiance :

- Mademoiselle Dalambert ? Vous attendez quelqu’un ?

- N… non… bredouille Nina, prise au dépourvu. Je passais prendre mon courrier avant de rejoindre le bureau.

- Et bien, dépêchez-vous ou vous arriverez en retard, menace sa supérieure.

Nina ne se le fait pas répéter deux fois. Elle salue l’inspecteur d’un sourire gêné et disparait dans le bâtiment, bien incapable d’expliquer la scène étrange à laquelle elle vient d’assister.

 

*

 

Georgina Rose débarque au bureau des plaintes quelques secondes après Nina. Simon est déjà installé derrière son ordinateur et Michaël fait de l’ordre pour pouvoir s’asseoir sur sa chaise et poser ne serait-ce que deux mains sur sa place de travail encombrée de paperasse et de vaisselle sale.

- Bonjour à tous, énonce-t-elle. Réunion de travail au salon dans deux minutes.

Sans avoir le temps d’arriver, Nina dépose son sac au pied de sa table et se dirige vers le canapé, suivie de ses deux collègues. L’habituelle sonnerie d’appel à l’usine retentit dans le bureau. Georgina prend place dans un fauteuil et ne tergiverse pas :

- Cette semaine, j’aimerais que vous vous occupiez de réaliser l’inventaire des ouvrages de la bibliothèque.

- Quelle bibliothèque ? demande Michaël.

- Celle de la mezzanine évidemment.

- Toute la bibliothèque ? relance Simon.

- Exactement.

Nina, Simon et Michaël se dévisagent, s’interrogent des sourcils, se relançant la balle pour savoir qui sera condamné à cette tâche ingrate. Mais Georgina coupe court à leurs négociations silencieuses :

- Vous vous y mettrez tous les trois.

Sous le choc, la mâchoire de Nina se décroche presque du reste de son visage.

- Mais qui tiendra le bureau entre-temps ?

Georgina ricane :

- Je pense que cela devrait être dans mes capacités.

- C’est-à-dire que, intervient Simon, c’est un service pour et par les étudiants…

La responsable affronte Simon du regard, mais ne peut contre-argumenter :

- Très bien. Monsieur Fassnacht s’occupera de l’accueil, pendant que vous deux ferez l’inventaire à l’étage.

Georgina se lève :

- Pas d’autres questions ? Alors au travail.

Nina et Simon la fusillent des yeux, tandis que Michaël rayonne. Le jeune homme se réjouit d’avoir obtenu un passe-droit de luxe ; il est pourtant le moins expérimenté de l’équipe et le dernier arrivé.

Sans enthousiasme et dans un silence lourd de frustration, le frère et la sœur s’équipent du matériel nécessaire et montent l’escalier en colimaçon.

- Elle a choisi Michaël afin de le garder à l’œil, bougonne Nina.

- Moi, j’ai plutôt l’impression qu’elle a une dent contre nous… renchérit Simon.

- Au moins, avec le professeur Tavernier, on était libres de nous organiser comme on le voulait, il nous faisait confiance. Depuis le début de l’année, elle nous surveille tel un faucon ses œufs. J’ai le sentiment qu’on est traités comme des gamins incapables, susceptibles de faire la moindre bêtise à peine elle aurait le dos tourné.

Simon soupire d’acquiescement.

- Bon tu veux qu’on procède comment ? questionne-t-il.

- On commence chacun à un bout et on se retrouve au milieu ?

- Je pense qu’on a meilleur temps de se répartir les rayons : tu prends ceux du bas et je prends ceux du haut avec l’échelle.

- Mais moi aussi je veux utiliser l’échelle, geint Nina. C’est le seul truc sympa à faire…

- Sérieusement sister ? s’agace gentiment son frère. Ok, on échangera les rôles à la moitié.

Nina retrouve le sourire jusqu’à ce qu’elle réalise :

- Ça va nous prendre des plombes cette histoire…

 

*

 

Nina et Simon en sont à leur troisième après-midi de suite d’inventaire et viennent seulement de terminer la moitié de la bibliothèque. Chaque ouvrage doit être entré à la main dans un fichier informatique avec le nom de l’auteur, la date de publication, l’édition et un numéro d’identification qui permette de le retrouver aisément. Cette tâche minutieuse aura au moins l’intérêt de faciliter leurs futures recherches de documents.

Au rez-de-chaussée, le début de semaine a été plutôt calme. Michaël a reçu les étudiants sous l’œil superviseur de Georgina Rose et a sans problème réussi à les renseigner ou à les aiguiller dans leurs démarches.

- Hé Mic ! lance Nina par-dessus la rambarde de la mezzanine. Tu montes nous aider un moment ?

- Pouvez-vous éviter de hurler ainsi, mademoiselle Dalambert ? entend-elle rétorquer la voix perçante de Georgina Rose.

Les traits de Nina se tordent dans une grimace moqueuse qui fait sourire Michaël.

- Bon, viens si tu ne fais rien ! répète Nina un ton en-dessous.

Heureusement pour lui, Michaël est sauvé par l’arrivée de deux étudiants. Il hausse les épaules de façon narquoise à l’attention de sa collègue.

- Salut, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? dit-il en invitant les visiteurs à s’assoir face à lui.

- Salut, je m’appelle Kevin et lui c’est Malek. On fait tous les deux parties de la chorale de l’Université.

Michaël hausse les sourcils, étonné d’apprendre que l’Université a une chorale.

- On est venus vous voir parce qu’on ne peut plus travailler dans ces conditions.

Malek hoche la tête.

- Depuis le début de l’année, nos répétitions ont lieu à la chapelle car la galerie des portraits est en rénovation. Mais l’endroit est…

Kevin jette un coup d’œil à Malek qui l’encourage à continuer :

- C’est difficile à expliquer… Je sais pas trop comment dire ça… hésite Kevin. La chapelle… On pense qu’elle est…

- Hantée, termine Malek. Il faut dire ce qui est : la chapelle est hantée.

Les yeux de Michaël passent de l’un à l’autre dans un va-et-vient qui reflète sa confusion. Kevin se sent obligé de s’expliquer :

- Ça parait fou à croire, je sais. Pourtant, on entend des bruits étranges : des frappements, des pas, des chuchotements, qui semblent venir de l’intérieur des murs. On a essayé de chercher une explication rationnelle… mais on n’a rien trouvé !

- Et puis, il y a la légende… Raconte-lui la légende, ordonne Malek.

- C’est le chef de la chorale qui nous en a parlé… dit Kevin, comme pour se dédouaner. On dit que du temps où John et Elsa Cameron dirigeaient l’institution scolaire pour jeunes filles, la chapelle servait de cachot aux mauvaises élèves. Les professeurs les envoyaient là-bas pour réfléchir à leurs actions et se repentir.

- Oui, et il y avait Molly Porter, renchérit Malek. Raconte-lui pour Molly Porter.

- Certaines y passaient plusieurs jours de suite sans rien manger, ni boire et sans voir personne. Il parait qu’une certaine Molly Porter y serait morte et qu’elle hante toujours la chapelle…

- Le diable est venu la chercher… murmure Malek.

- Elle se serait suicidée, corrige Kevin. En se jetant plusieurs fois de suite contre les murs en pierre.

- Oui, parce que le diable l’a rendue folle… insiste Malek.

Michaël reste d’abord sans voix suite au récit des deux garçons, puis secoue la tête pour reprendre ses esprits :

- D’accord… Alors je vais vous demander de remplir un formulaire de dépôt de plainte, récite-t-il d’un ton monotone. Et nous allons nous renseigner sur la démarche à adopter pour résoudre votre problème.

Il tend un dossier à Malek qui le remercie.

Une fois la plainte formellement déposée et les plaignants partis, Michaël se tourne vers Georgina Rose. Celle-ci n’a pas manqué un mot de l’échange. Elle s’approche du bureau de Michaël, ramasse le formulaire laissé au coin, le déchire en deux et le laisse mollement tomber dans la corbeille à papier.

- Mais qu’est-ce que vous faites ?! s’écrie Simon, qui n’a lui aussi apparemment pas raté une miette de la scène, depuis l’étage.

- C’est évident que cette plainte est une mauvaise blague, rétorque Georgina sans la regarder. Un fantôme ? Et puis quoi encore ? Demain des aliens envahiront l’Union et la semaine prochaine on découvrira un gang de vampires au sous-sol de la cafétéria ?

Nina et Simon sont descendus de la mezzanine.

- Alors nous n’allons rien faire ?

- À moins que vous ayez un Proton-pack sous la main, monsieur Dalambert, le bureau des plaintes va se concentrer à résoudre de vrais problèmes.

- Un quoi ? s’étonne Nina.

Georgina Rose secoue la tête de dépit.

- Un Proton-pack, répond Simon. C’est l’arme des chasseurs de fantômes dans Ghostbusters.

- Maintenant, si vous voulez bien retourner à vos ouvrages, conclut la responsable.

 

*

 

Les trois amis quittent le bureau des plaintes dans le silence. La semaine est terminée, mais ils n’ont pas le cœur à fêter l’arrivée du week-end.

- Un jour de plus à manipuler des livres poussiéreux et je démissionne, râle Simon. Si j’avais voulu un job d’étudiant comme ça, j’aurais postulé à la bibliothèque…

- Personnellement, ça ne me dérange pas de faire l’inventaire, mais pas tous les après-midis... ajoute Nina.

- J’ai été engagé au bureau parce que je me débrouille avec les ordinateurs et ça fait quatre jours que je n’en ai pas touché un. Va trouver la logique.

- En fait, on a l’impression d’être punis pour une faute qu’on n’a pas commise, explique la jeune fille.

Michaël ne réagit pas aux jérémiades de ses deux collègues. Il a la tête baissée, comme s’il comptait ses pas dans le couloir qui les mène à la sortie du bâtiment.

- En plus, notre collègue nous ignore ! se récrie Simon.

- Ouais, ça devient n’importe quoi, relance Nina.

- Allô ? Mic ? Tu nous entends ?

- Hein ? réagit enfin le jeune homme, s’arrêtant de marcher au milieu de l’aile administrative. Désolé, j’étais en train de repenser à la plainte de Kevin et Malek.

- Tu ne penses quand même pas qu’ils étaient sérieux ? s’étonne Nina.

- Je sais pas…

Nina s’esclaffe :

- On parle d’un fantôme dans la chapelle ! J’avoue que sur ce coup, je suis d’accord avec Georgina : c’est ridicule.

- Mais qu’est-ce que je vais leur dire, moi ? s’inquiète Michaël.

- T’as qu’à leur expliquer que le bureau des plaintes ne peut rien faire, propose sa collègue.

Michaël plante ses mains dans ses poches, apparemment insatisfait de la réponse de Nina.

- Toi et moi savons très bien ce que tu ferais si t’étais à ma place, Nina, finit-il par dire à mi-voix.

- C’est-à-dire… ?

- Tu foncerais tête baissée dans une enquête sans demander la permission.

- N’importe quoi ! se défend la jeune femme. Je ne fais jamais… Simon ? Tu veux bien prendre ma défense sur ce coup ?

Mais Simon hausse les épaules avec un sourire au coin des lèvres.

- Pas de soucis ! interrompt Michaël. T’inquiète Nina, je comprends…

Il passe à côté d’elle et lui glisse à l’oreille :

- C’est tout à fait normal d’avoir peur des fantômes.

Nina tourne la tête et plante un regard défiant dans les yeux verts de Michaël :

- Ok, Mic. Si tu veux enquêter, allons jeter un œil à la chapelle.

- Avec grand plaisir, répond ce dernier en articulant chaque syllabe.

- Maintenant ? gémit Simon.

- Non, coupe Nina. Rendez-vous samedi soir à minuit devant l’entrée. On sera plus tranquilles.

 

*

 

La chapelle de l’Université se dresse à l’un des angles de l’Union et couvre toute la hauteur des deux étages. Sa façade extérieure en pierres grises contraste avec les briques rouges du reste du bâtiment. L’histoire raconte que la chapelle date du dix-huitième siècle et qu’elle aurait servi de base pour la construction de l’institution pour filles quelques décennies plus tard. C’est aussi à cette période qu’on perça les murs effrités de grands vitraux à rosace et qu’on les agrémenta d’une série d’arcs-boutants afin de soutenir le tout et de donner à la chapelle des faux airs de cathédrale gothique.

Nina Dalambert rejette la capuche de son sweat sur ses épaules lorsqu’elle rejoint son frère et Michaël devant la porte en bois. Ce dernier vérifie l’heure sur son smartphone : minuit treize.

- T’es en retard, fait-il remarquer. On a bien cru que tu t’étais dégonflée.

- Vous m’avez attendue… parce que vous aviez trop la frousse d’entrer sans moi ? rétorque-t-elle moqueuse.

- Bon on y va ? coupe Simon. Y en a qui préféreraient être au lit, plutôt qu’ici à jouer les baby-sitters.

L’accès à la chapelle étant interdit après vingt-et-une heures, Michaël s’est procuré un passe à l’accueil. Il a dû négocier quelques bières gratuites au Croc’ à l’étudiante qui détenait les clés, mais il n’était plus à ça près.

La porte grince sur ses gonds, comme si personne ne l’avait ouverte depuis des lustres. Michaël dégaine une lampe torche.

- Pour plus de discrétion, explique-t-il, sans avouer qu’il espère faire un peu flipper Nina.

Le faisceau de lumière éclaire d’abord le dallage noir et blanc, puis les stalles en bois qui occupent les deux côtés de la nef. Hauts de trois rangées, ces sièges sont humblement sculptés de formes géométriques et prennent la moitié de l’espace de la chapelle. Avec son spot, Michaël balaie quelques détails : les appliques électriques qui ont remplacé les chandeliers d’époque, la statue en pierre d’un saint aux mains jointes, un angelot rose et potelé sur un vitrail.

Puis, Michaël lève la tête vers le magnifique plafond peint ; même s’il ne peut qu’en distinguer les contours, il est ébloui par les touches dorées et bleu roi que la lumière lui renvoie.

- Ok, Molly Porter, chuchote-t-il. À nous deux.

Les trois employés remontent l’allée, leurs pas claquant sur le carrelage lisse.

Arrivés dans le chœur, ils se séparent ; Simon examine la chaire, Michaël longe le mur incurvé du fond et Nina se dirige vers l’autel.

- Qu’est-ce qu’on cherche au juste ? questionne Simon à haute voix, faisant sursauter sa sœur.

- Kevin et Malek ont parlé de « bruits étranges » qui provenaient de nulle part, répond Michaël. Alors on se tait et on tend l’oreille.

Ils se rejoignent au centre et Simon s’assied en tailleur sur la marche. Il entreprend de se ronger les ongles de la main droite.

- Si on n’entend rien, c’est que les bruits proviennent sûrement des bureaux ou des salles de classe qui sont occupés la journée, suggère Nina.

- Ou peut-être que les esprits qui hantent les lieux sont sagement endormis, réplique Michaël.

La jeune femme soupire lourdement et prend place au bout de la première rangée de stalles.

Michaël fait plusieurs aller-retours dans la nef, mais à part le couinement de ses baskets, l’endroit reste sacrément paisible.

- C’était quoi ça ? s’écrie tout à coup Nina.

- Quoi ?? interroge Michaël, les sens aux aguets.

- Ah non, rien. C’était juste mon ennui mortel qui se tranchait la gorge.

- Très drôle, marmonne le jeune homme.

Au bout d’un quart d’heure, Simon propose de laisser tomber pour ce soir et de revenir une autre fois pendant la journée. Nina accueille la proposition à bras grand ouverts, mais au moment de se lever la jeune femme se fige.

- Ça va sister ? questionne Simon.

- Non, attendez, les retient-elle.

- Laisse tomber, il n’y a pas eu de bruit.

- Non, pas un bruit… mais un truc bizarre, explique Nina.

- Deux fois la même blague, Nina ? Vraiment ? raille Michaël.

- « Un truc bizarre » ? se moque gentiment Simon. Allez, on se tire d’ici.

Nina resserre ses bras autour de son corps.

- C’est comme un courant qui me donne des frissons.

Un sifflement lugubre filtre soudain à l’intérieur de la chapelle. Les poils de sa nuque se dressent et sa mâchoire se crispe.

- C’était quoi ça ? panique Simon.

Michaël s’approche de Nina et passe sa main autour d’elle, sans la toucher.

- Oui, t’as raison, il y a un filet d’air à cette hauteur.

Sa lampe torche se promène sur les stalles, le dallage, les parois.

- Ça vient de ce mur, indique-t-il en pointant un espace à côté du banc.

- C’est peut-être là que Molly Porter s’est éclaté la cervelle, propose Simon.

En collant son oreille contre les pierres, Michaël distingue de très légers sons.

- On dirait des voix…

Nina et Simon l’imitent.

- Et de la musique ? murmure la jeune femme.

Les trois enquêteurs se mettent à tâtonner la paroi à la recherche d’une faille, puis à tapoter de l’index pour déceler un son creux. Lorsque soudain Michaël les interpelle :

- Aidez-moi à déplacer le banc, il y a quelque chose derrière.

En tirant à la force de leurs bras et poussant avec leurs jambes, ils arrivent à dégager un espace de cinquante centimètres entre le mur et les stalles. Michaël passe son doigt sur les pierres dessinant un rectangle dans l’ombre entre deux vitraux.

- C’est une porte secrète, explique-t-il. On sent l’air s’exfiltrer.

- Pourtant, à l’œil nu, la surface semble intacte, constate Simon. Aucune poignée, aucune serrure…

- Il doit exister un mécanisme pour l’ouvrir.

Ils poussent, ils tirent, ils grattent de l’ongle, ils frottent leurs paumes, mais rien ne bouge.

- Je crois qu’on perd la tête, soupire Nina. Il n’y a aucune porte secrète dans ce mur, ni aucun fantôme dans cette chapelle. Juste trois personnes très fatiguées qui se mettent à imaginer des choses…

Un claquement sourd vient ponctuer sa phrase.

- Et ça ? C’était dans notre tête à tous ? raille Michaël. Non, il doit y avoir un moyen… Peut-être qu’il faut prononcer un mot de passe à voix haute ?

- Genre « sésame ouvre-toi » ? se moque Nina.

- Réfléchissons, propose Simon en ignorant sa sœur. La chapelle est le lieu le plus ancien de toute l’Université. Cette porte secrète a donc dû être construite par la suite. Du coup, s’il y a un mécanisme d’ouverture, il doit être caché ailleurs que dans le mur.

- Sur les bancs ?

- Non, quelqu’un risquerait de l’actionner sans le vouloir.

- Les vitraux ?

- Trop hauts.

Simon pique la lampe torche des mains de Michaël et la braque en direction de l’applique murale au-dessus de leur tête. Sa forme imite celle des chandeliers de l’époque, sauf que les bougies ont été remplacées par trois ampoules flammes. Simon tend le bras et effleure les courbes en laiton de la lampe. Son doigt s’arrête sur un bouton dissimulé sur lequel il presse. Un déclic dans le mur leur indique qu’ils ont résolu leur énigme.

- Bien vu, commente Michaël.

Une porte en bois camouflée par une couche en pierre s’est ouverte à leurs pieds. Michaël se penche pour jeter un œil par l’ouverture.

- Passe-moi la torche, demande-t-il, éclairant le trou noir devant lui. On dirait un tunnel.

- Un passage secret… murmure Nina.

- Qui mène où ? questionne Simon.

- Il n’y a qu’une seule manière de le savoir… répond Michaël qui baisse la tête pour s’engouffrer dans la brèche.

 

*

 

Simon, Nina et Michaël descendent d’abord quelques marches à tâtons et progressent ensuite dans un tunnel bas de plafond. Nina, la plus petite en taille, ouvre la marche ; une main solidement agrippée à la lampe torche, l’autre suivant la surface rugueuse de la paroi.

- Je me demande où on va déboucher, commente Simon. Je n’espère pas dans un cul-de-sac.

- Et moi, j’espère qu’on ne va pas croiser des rats, rouspète Nina.

Quelques mètres plus loin, le visage de la jeune fille se prend dans une toile d’araignée. Dans un grognement de dégoût, elle s’arrête tout à coup et se retourne. Michaël, qui était sur ses talons, lui rentre dedans et lui écarbouille les doigts de pieds. En voulant se dégager, Nina trébuche, tombe à la renverse et envoie la lampe torche valser dans le tunnel. Dans un geste de dernier recours, la jeune femme s’agrippe au t-shirt de Michaël et l’entraine dans sa chute.

Le coccyx de Nina heurte le sol terreux et sa respiration est coupée par le torse de Michaël qui lui tombe dessus. Pendant trois secondes, ils restent corps à corps, sous le choc ; puis, Nina ouvre les yeux. Ses cils effleurent la pomme d’Adam de son collègue. Ce dernier se redresse sur ses bras.

- Nina ! s’inquiète-t-il. Je t’ai pas fait mal ?

- Non, non, ça va, marmonne la jeune femme.

- La lampe de poche s’est éteinte. Qu’est-ce qui s’est passé ? interroge Simon.

Il aide son colocataire à se relever, puis Michaël passe une main dans le dos de Nina pour la redresser.

- C’est bon, je vais y arriver, dit-elle, avant d’ajouter un « merci » gêné.

- Ta nuque, elle a tapé fort ?

- Non, c’est surtout mon bassin qui a pris…

Nina se met debout et se masse le bas du dos. Ils sont maintenant plongés dans le noir total. À tâtons, Simon ramasse la lampe torche et essaie de la rallumer, sans succès.

- On fait quoi maintenant ?

- Nina, tu te sens de continuer ? demande Michaël.

- Oui, oui, allons-y, dit la jeune femme en serrant les dents.

Les trois amis reprennent leur chemin, les bras tendus devant eux. Ils s’orientent grâce à leur ouïe ; les bruits des voix et de la musique s’accentuent au fur et à mesure de leur lente progression ascendante dans le passage secret.

Et au bout de quelques minutes, ils se retrouvent face à un mur.

- Génial, c’est sans issue, râle Simon.

- Non ! s’exclame Michaël. C’est sûrement une porte de sortie secrète, comme celle de la chapelle.

Il essaie d’abord d’enfoncer la paroi avec son épaule, puis cherche un bouton similaire à celui trouvé sur le chandelier.

Alors, un clic, puis le grincement de la porte en bois qui cède sous leurs mains.

 

*

 

Un à un, les trois amis s’extirpent de leur passage secret. L’espace autour d’eux s’est agrandi et le sol est maintenant dur sous leurs baskets. Un filet de lumière par terre attire leur regard et soudain la main de Nina tombe sur un interrupteur qu’elle s’empresse d’enclencher sans prévenir. Simon et Michaël plissent les yeux pour s’habituer à la luminosité subite.

Ils se trouvent dans une pièce sans fenêtre. Une ampoule nue pend au plafond. Des étagères en métal disposées aux quatre coins sont remplies de cartons et d’emballages plastique.

- C’est quoi ici ? questionne Nina.

Michaël referme la porte secrète du bout du pied et sourit. De l’autre côté, des pas approchent de l’entrée.

- Il faut qu’on se planque ! panique Nina en éteignant la lumière.

La poignée tourne de l’extérieur.

- Pas besoin, déclare Michaël, alors qu’il réactive l’interrupteur. J’ai tout à fait le droit d’être là.

Un étudiant boutonneux manque de lui envoyer le chambranle dans le front.

- Michaël ? Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu travailles pas ce soir, si ?

- Salut Thomas, non, en effet.

- Et c’est qui eux ? dit Thomas, en pointant Nina et Simon du menton.

- Des potes… collègues. De bureau. Lui c’est mon coloc, Simon. Et elle, c’est… Nina.

Thomas les dévisage une minute sans trop savoir quoi dire ou faire puis il attrape une caisse sur une étagère à droite.

- T’es venu chercher quelque chose ? interroge-t-il finalement.

- Ouais, j’avais laissé un… improvise Michaël en cherchant du regard quelque chose de plausible à inventer. Des…

- Ma lampe torche, coupe Nina. Et j’en avais besoin.

Thomas lève les sourcils d’étonnement et sort de la pièce sans demander plus d’explications foireuses.

- C’est bien connu : je viens toujours au travail avec ma lampe torche, raille Michaël.

- Désolée, j’ai paniqué.

- Alors on est au Croc’ ? s’étonne Simon.

- Oui, dans le local, confirme son collègue. On y stocke les boissons et la nourriture non périssable. Et les torches électriques apparemment aussi…

Nina s’assied sur un tas de conserves pour soulager son dos souffrant :

- Tu avais déjà remarqué cette porte cachée ?

- Non ! On vient ici vite fait pour déposer un arrivage de fûts ou pour prendre des réserves de chips. C’est la première fois que j’y passe autant de temps, d’ailleurs…

- Mais pourquoi existe-t-il un passage secret entre la chapelle et l’arrière-boutique du Croc’ ?

- Peut-être qu’à l’époque, les hommes d’église faisaient de la contrebande de tonneaux de bière, suggère Michaël.

- Le Croc’ n’existe pas depuis le dix-neuvième siècle. Il devait sûrement y avoir autre chose ici à l’époque.

- Peut-être le bureau du doyen de la Faculté, continue Michaël. Et il faisait entrer et sortir ses maitresses par là !

- On divague complètement, rentrons nous coucher, propose Simon.

Les deux garçons sortent de la remise, mais Nina ne les suit pas tout de suite. En se relevant, elle a aperçu un éclat jaune sous une étagère. Elle se met à quatre pattes et ramasse un petit objet sur le sol : un faux ongle, verni de jaune pastel à pois orange. Sans hésitation, la jeune femme se lance à la poursuite de Michaël et Simon.

Au bout du couloir, elle déboule dans le pub-lounge, encore bien occupé à cette heure tardive de la nuit. Plusieurs groupes d’étudiants n’ont pas trouvé de places assises et se tiennent debout en cercle, bloquant l’allée centrale. Nina doit jouer des coudes pour rattraper son frère et Michaël.

- Simon ! crie-t-elle par-dessus la musique rock.

Elle les retrouve dehors.

- Nina ? Tu suis ou quoi ? demande Simon, lorsqu’il remarque l’air inquiet de sa sœur. Qu’est-ce qu’il y a ?

- J’ai trouvé ça, annonce la jeune femme en ouvrant son poing.

Les deux garçons se regardent, embêtés :

- Ok, mais c’est quoi ? interroge Michaël.

- Un faux ongle que j’ai ramassé dans le local après que vous êtes partis.

- Super, il ne t’en manque plus que neuf pour avoir le lot complet, se moque son collègue. Bon, on se voit lundi ?

- Non, attends ! ordonne Nina. Je sais à qui il appartenait cet ongle.

- Accouche Nina, on a vraiment envie d’aller dormir là…

- Je suis certaine que Kim-Soo portait des faux ongles comme celui-ci le jour de sa disparition.

Son annonce réveille les garçons en une demi-seconde.

- Tu es en train de dire que Kim-Soo était dans la remise du Croc’ le vendredi 10 septembre ? questionne Simon.

- Elle a pu y passer quelques jours plus tôt et s’y casser un ongle sans le remarquer, relève Michaël.

- Une fille qui porte des faux ongles de cette qualité-là fait attention de ne pas se les casser, si tu veux mon avis, rétorque Nina. Et même si c’était le cas, elle les aurait sûrement refaits entre-temps. Pourtant, je suis sûre qu’elle avait du verni jaune le 10 septembre.

- Mais qu’est-ce qu’elle serait venue faire à l’arrière du Croc’ ? interroge Simon.

- Et si c’était lié au passage secret ? lance alors Nina.

Simon et Michaël ont l’air plutôt dubitatifs.

- Selon vous combien de personnes connaissent l’existence de ce tunnel ?

- Probablement très peu… répond Simon.

- Seuls les employés du Croc’ ont accès à un bout et l’autre est caché dans une chapelle que personne ne fréquente.

- À part Kevin, Malek et toute la chorale de l’Université.

- Qui généralement répète dans la galerie des portraits, mais celle-ci est en travaux.

- Tu penses qu’en cherchant qui est au courant pour le passage secret, on pourra remonter la piste de Kim-Soo.

- Je pense que ça vaut la peine d’essayer.

- Et moi qui pensais qu’on en avait fini avec les fantômes… ronchonne Michaël.

- Pour ce soir, en tout cas, rassure Simon.

Qui sait si ce n’est pas la fatigue qui monte à la tête de Nina et lui fait échafauder des hypothèses abracadabrantes. Le sommeil lui permettra sûrement de remettre ses idées en place et si ses doutes résistent à la nuit, elle contactera l’inspecteur de Kalbermatten à la première heure afin de lui partager ses découvertes.

Pour le moment, elle se laisse raccompagner jusqu’à sa résidence et n’a qu’une envie : s’écrouler dans son lit et reposer son dos.

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