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Saison 1 - Episode 8

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Histoires de famille

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   Michaël Fassnacht marche le long de la piscine, un chronomètre dans la main gauche, un bloc-notes dans la droite. Le centre sportif de l’Université est presque désert à cette heure avancée de la soirée et chaque nagée dans l’eau résonne sous la coupole en fer. Seul un lointain son de musique électro lui indique la présence d’un usager de la salle de fitness, à l’étage. Un coup d’œil à la pendule au bout du bassin informe Michaël qu’il ne leur reste que trente minutes avant la fermeture des locaux à vingt-trois heures.

   À ses pieds, Amel est en train de réaliser sa septième traversée en crawl. Son visage émerge un temps sur deux au gré de ses mouvements. Intérieurement, Michaël lui crie d’accélérer. Il sait que ce chrono ne suffira pas pour se placer parmi les meilleures à la compétition universitaire qui a lieu ce week-end. Peut-être qu’Amel pourra rattraper quelques secondes de retard au cyclisme mais reste la course à pied qui n’est pas son point fort.

   Après tous les efforts fournis ces dernières semaines, Michaël ne vise pas plus bas que le podium pour sa pouliche. Il sait qu’Amel est capable de trouver des ressources intérieures insoupçonnées et qu’elle est prête à se dépasser dans la compétition pour être la première. Dans ce sens-là, la sportive et son coach se ressemblent beaucoup.

   Le jeune homme a dû se renseigner pour être le plus à même de la préparer physiquement et mentalement au triathlon. Séparément, la natation, le vélo et la course sont trois disciplines qu’il maitrise assez bien, mais toute la difficulté de ce sport réside dans l’enchainement et les transitions.

   Michaël s’arrête au bout de la piscine et attend qu’Amel ait terminé ses cinq cent mètres. La jeune fille retire ses lunettes et son bonnet en reprenant son souffle.

   - Alors ? halète-t-elle.

   - Neuf secondes de plus que tout à l’heure.

   Michaël inscrit ce résultat sur son bloc-notes et calcule dans sa tête.

   - Il faut qu’on fasse le parcours entier demain matin et qu’on regarde où on peut grapiller une dizaine de secondes.

   Amel jure, visiblement insatisfaite de sa performance.

   - Bon, je recommence, dit-elle en glissant ses cheveux sous son bonnet.

   - Non, on arrête pour ce soir.

   - Juste une dernière fois…

   - Non, coupe Michaël. C’est trop tard. On a déjà bien bossé et je te veux en forme pour l’entrainement de demain.

   Sans laisser le temps à la demoiselle de répliquer, il s’éloigne en direction des vestiaires.

   Une fois douchée et changée, Amel rejoint son coach à l’entrée du centre sportif. Les lumières sont éteintes et ils sont les derniers à passer la porte. Michaël lui tend une gourde d’eau et une barre protéinée.

   - Tiens, avale ça, ordonne-t-il gentiment.

   - Bon appétit… râle Amel, plus par pur esprit de contradiction qu’autre chose.

   Elle déballe sa petite récompense gourmande et Michaël la raccompagne à Elsa Cameron, la résidence pour filles.

 

*

 

   Le samedi suivant, peu d’étudiants ont le courage d’affronter la bise d’avril pour assister à la première rencontre régionale de triathlon organisée par l’Université. Le soleil éblouit derrière un mur de nuages couleur cendre et le vent froid s’insère dans le moindre interstice laissé par les vêtements de printemps.

   Simon et Nina sont installés dans les gradins qui bordent la piste d’athlétisme. La dernière partie de la compétition débute et Amel est toujours sur le parcours cycliste qui a lieu autour du campus. Nina ressert son écharpe autour de son menton et grommèle :

   - Je hais Michaël. Il a intérêt à me faire boissons gratuites au Croc’ jusqu’à la fin du semestre.

   - Arrête un peu de te plaindre, quémande son frangin, toujours plus conciliant. C’est pas si terrible que ça ! Il faut qu’on le soutienne dans ses initiatives.

   - Il n’a pas d’autres potes prêts à se geler les fesses un samedi matin ?

   Simon réfléchit une minute puis constate :

   - Bah je pense qu’on est ses amis les plus proches en fait. Et il n’a pas de frères et sœurs non plus…

   Un groupe de trois supportrices explosent de cris de joie en voyant leur amie débarquer sur la piste. Simon cherche Amel des yeux, mais elle ne semble toujours pas avoir quitté son vélo.

   - C’est terminé ? s’enquiert Nina.

   - Non, elles doivent encore faire douze tours de terrains.

   - Douze ?! s’exclame Nina.

   Enfin, Michaël arrive en bord de piste et quelques secondes après lui, Amel s’élance sur le revêtement ocre. Le jeune homme l’encourage de la voix.

   - Ça y est ! C’est parti, commente Simon, en pointant la demoiselle du doigt.

   - À moins d’une performance de haut niveau, elle ne va pas pouvoir rattraper les meilleures…

   Les nuages s’écartent un instant et le soleil vient immédiatement réchauffer les organismes.

   À chaque passage d’Amel devant les gradins, Simon et Nina redoublent d’applaudissements. À quelques mètres au-dessous d’eux, Michaël semble fébrile. Le jeune homme n’arrête pas de fixer le chronomètre et de rajuster sa mèche blonde sous sa casquette.

   Finalement, le classement se précise ; une à une, les sportives terminent la course et se congratulent. Haletantes, elles saluent leurs proches dans les gradins et se désaltèrent près de leur coach. Maintenant désespéré, Michaël est assis sur la dernière marche et prend des notes dans un calepin, lorsqu’Amel passe enfin la ligne d’arrivée.

   La jeune femme a l’air à bout de souffle. Elle échange quelques paroles tendues avec son coach avant d’être renvoyée au vestiaire.

   - Ouh là, témoigne Nina. Ça n’a pas l’air d’être la joie. Elle a fini combientième ?

   - Dix-huitième, je crois.

   Les organisateurs sont en train d’installer un podium au milieu du terrain. Le temps se couvre à nouveau et les rares spectateurs semblent contents de bientôt pouvoir se mettre à l’abri du vent.

   Simon ressert sa veste autour de sa taille et se lève dans l’idée de rejoindre son colocataire. Nina suit le mouvement de son frère. En bas, la remise des médailles aux trois vainqueurs a débuté. Alors que les deux frangins parviennent en bas de l’escalier, une femme qu’ils n’avaient pas vue avant les aborde :

   - Je cherche Michaël Fassnacht. Vous savez où…

   Un peu surpris, Simon et Nina la dévisagent, puis le jeune homme lui pointe son ami du menton :

   - Il est là-bas, avec la casquette noire.

   La femme les remercie et s’éloigne dans la direction indiquée.

   Avec sa permanente, ses bottines à talons hauts et ses vêtements trop moulants, elle détonne dans le décor et interpelle le frère et la sœur.

   - C’est qui à ton avis ? interroge Nina.

   - Aucune idée.

   Tous les deux l’observent donc approcher Michaël par derrière. De là où ils sont, ils ne peuvent entendre l’échange qui suit, mais l’expression d’étonnement sur le visage de leur collègue en découvrant l’inconnue en dit beaucoup.

   Michaël lance un regard embêté autour de lui, puis il emmène la femme à l’écart des gradins. À leurs mouvements, le ton semble monter entre eux au point où le jeune homme finit par planter l’inconnue sur place et quitter le stade d’un pas pressé. Abasourdie, cette dernière décide finalement de partir en direction de l’Union.

   - C’était quoi ça ? s’étonne Nina.

   Simon hausse les épaules.

   - Bon, ça te dit d’aller boire un café au Croc’ pour nous réchauffer ? propose-t-il.

   - Carrément, accepte Nina.

   Les deux jeunes laissent donc la cérémonie de remise des prix derrière eux en espérant que leur collègue les rejoindra dès qu’il en ressentira l’envie.

 

*

 

   Les fêtes de Pâques étant proches, le Croc’ n’avait pas failli à la tradition d’ajuster sa décoration en fonction. Des lapins en terre cuite trônent sur les tables, alors que de gros œufs colorés en papier mâché pendent au plafond. Deux petits poussins en chocolat accompagnent les lattes commandés par Nina et Simon.

   - Je vais rentrer au Mont Rouge vendredi prochain pour passer le long week-end avec les parents, annonce Nina avec des pincettes, sachant que la relation entre son frère et leurs géniteurs est un peu tendue.

   - Ok, répond-il simplement, en croquant dans la tête du poussin en chocolat du bout des dents.

   - Tu es le bienvenu pour m’accompagner, tu sais ?

   - Pas sûr d’être le bienvenu au chalet… marmonne-t-il, avant de glisser le reste du pauvre petit gallinacé sous son palais.

   - Tu exagères, s’exaspère Nina. Papa et maman demandent toujours de tes nouvelles et se plaignent de ne pas te voir assez. Tu te fais vraiment des idées, Simon. Et moi je ne sais jamais quoi leur répondre…

   - Tu n’as qu’à leur dire de m’appeler s’ils veulent réellement des nouvelles.

   - Pour que tu ne décroches pas ? Je crois qu’ils ont compris le message.

   - Attends, t’es de leur côté maintenant ? s’énerve le jeune homme.

   - Bien sûr que non ! Je ne suis du côté de personne. J’en ai juste ras-le-bol de faire le tampon entre vous !

   Un silence tombe entre le frère et la sœur qui piquent du nez dans leur tasse respective. En fond, une musique latino tente de réjouir les âmes venues se réchauffer dans le pub-lounge cet après-midi.

   Heureusement, Michaël débarque à ce moment-ci dans leur dos et se laisse tomber sur le fauteuil libre à côté d’eux.

   - Je suis lessivé… se lamente-t-il.

   - Comme si t’avais fait un triathlon ? tente Nina.

   Les deux garçons la regardent d’un air noir, ne validant pas la blague de la jeune fille, qui replonge dans sa boisson chaude l’air de rien.

   - Pas besoin de me le dire, continue Michaël. C’était lamentable. Un vrai échec…

   - Non, contredit son colocataire. On n’aurait pas dit ça comme ça. C’est plutôt un premier essai… à partir duquel il faut travailler… pour se perfectionner…

   - Laisse tomber, Simon, coupe-t-il. C’est sympa d’essayer mais tu ne me remonteras pas le moral. Amel a fait le pire résultat de toute sa carrière sportive. Et je prends une part de responsabilité là-dedans.

   - Tu vas continuer à la coacher ? interroge Nina.

   - Pour le moment oui… On se donne jusqu’à la prochaine compétition pour voir ce que ça donne. Peut-être qu’il fallait qu’elle se remette dans le rythme et que ça va aller en s’améliorant.

   Simon se lève et propose une nouvelle tournée de cafés.

   - Un espresso volontiers ! répond du tac-au-tac Michaël.

   Alors que les boissons arrivent, Nina ne peut plus retenir sa curiosité :

   - Au fait, Mic, c’était qui la dame qui est venue te parler à la fin de la course ?

   - Qui ça ?

   - Une femme blonde, la bonne trentaine, avec un manteau en cuir.

   - Ah… euh… réfléchit Michaël. C’était une personne qui cherchait le service des sports. Je lui ai indiqué où était le bureau du centre sportif.

   - Ah bon ? s’étonne Nina. Pourtant elle nous a dit qu’elle te cherchait toi…

   - Vous lui avez parlé ? se fige Michaël.

   - Elle nous a juste demandé où tu étais, relativise Simon.

   - Ok, bah je sais pas…

   - Elle était plutôt bien foutue, raille Nina. Une ancienne copine ?

   Le téléphone portable de Michaël se met à vibrer sur la table basse, faisant trembler les cuillères dans les soucoupes. Le jeune homme examine le numéro qui s’affiche à l’écran avant de saisir l’appareil et de refuser l’appel.

   - C’est ridicule ce que tu dis Nina, réplique finalement Michaël.

   - Désolée… boude la jeune fille. C’est qu’on a parfois un peu de peine à suivre…

   Le smartphone recommence sa danse et, agacé, Michaël finit par s’excuser et répondre. Il se lève et part s’isoler près du flipper. Simon et Nina ont tout juste le temps de l’entendre marmonner quelques mots en allemand.

   - Tu savais que Michaël parlait allemand ? s’étonne la jeune femme.

   - Non, j’apprends quelque chose.

   Après avoir raccroché, leur ami les retrouve à la table. Simon s’inquiète de le voir la mine renfermée et les sourcils froncés :

   - Tout va bien ?

   - Oui, oui… soupire Michaël, en prenant sa veste et en remerciant Simon pour le café. On se voit plus tard.

   Le jeune homme quitte le pub-lounge les poings dans les poches.

   - Bon, on n’en saura pas plus, constate Nina.

   - Pas pour l’instant, non.

   Rapidement, le frère et la sœur terminent leur tasse et s’en vont. Nina a plusieurs lectures à faire à la bibliothèque et Simon doit avancer sur un projet de programmation depuis son ordinateur. C’est dommage car le soleil pointe de nouveau le bout de ses rayons et la journée mériterait qu’on la passe dehors à profiter du printemps.

 

*

 

   Nina et Simon sont sur le point de fermer le bureau des plaintes de l’Université. Le lundi après-midi a été relativement calme et Michaël est parti un peu plus tôt pour être à l’heure au Croc’ afin d’assurer son service de la soirée.

   Au fond du bureau, à côté de la kitchenette, Simon est en train de nourrir les perruches du professeur Tavernier et Nina prépare son sac.

   - Bon, alors tu t’es décidé pour Pâques ? demande-t-elle.

   - Je ne sais pas, marmonne son frère. Je crois que je verrai sur le moment si j’ai le courage d’affronter les parents…

   - Je prends le train de dix heures du matin, si jamais.

   - Ok. Je t’écrirai un message pour t’avertir de toute façon.

   Nina sait pertinemment que son frangin essaie de gagner du temps pour trouver une bonne excuse et ne pas l’accompagner. Mais elle fait semblant d’y croire et peut-être qu’au fond d’elle, elle espère encore que la fin pourrait être différente, pour une fois.

   Simon referme la cage des oiseaux au moment où la porte d’entrée s’ouvre. Nina relève la tête prête à renvoyer l’intrus qui ose se pointer trente secondes avant l’heure de fermeture officielle, mais s’arrête net en voyant la femme du terrain d’athlétisme. Elle réajuste sa chevelure platine et détaille la vaste pièce du regard. Ses bottines immaculées s’arrêtent devant le bureau de Nina et des yeux perçants se posent sur la jeune fille.

   - Est-ce que je peux vous aider ? demande Nina, qui est bien incapable de deviner ce que cette personne vient faire au bureau des plaintes.

   Simon émerge de derrière l’escalier en colimaçon et ne reconnait pas immédiatement l’inconnue croisée au triathlon.

   - Si c’est pour une plainte, il faut repasser demain après-midi. On allait fermer, dit-il sèchement.

   - Non, non, semble-t-elle s’excuser en retour.

   Le jeune homme remarque alors qu’elle n’a en effet pas le look des étudiants habituels qu’ils accueillent. Une jupe étroite en tartan qui termine de fines jambes bronzées et un chemisier blanc un peu trop déboutonné mettant en valeur son décolleté ravivent soudain la mémoire du garçon :

   - Ah mais vous êtes la femme mystère de ce week-end ! s’exclame-t-il.

   Sa sœur secoue la tête de dépit en se pinçant le dos du nez.

   - Enfin, je veux dire… bafouille-t-il, tentant de rattraper son manque de savoir-vivre.

   - Est-ce que Michaël travaille bien ici ? Je voudrais lui parler, explique la femme avec un petit accent allemand, qu’ils n’avaient pas décelé la première fois.

   - Oui, oui, confirme Nina. Mais il est déjà parti aujourd’hui.

   Un air embêté se dessine sur le visage lisse de l’inconnue.

   - Vous voulez qu’on lui transmette un message ? propose Simon.

   - Je ne sais pas… C’est compliqué.

   La femme soulève les épaules et les laisse retomber lourdement. Ses bottines claquent sur le parquet en direction de la sortie, mais, elle finit par faire volte-face et lance :

   - Dites-lui juste que sa mère aimerait lui parler.

   Simon et Nina se dévisagent, ébahis.

   - Attendez ! s’écrie Nina.

   Elle rattrape la dame dans le couloir.

   - Michaël bosse au Croc’ ce soir. C’est le bar en face de l’entrée du campus. Vous ne pouvez pas le manquer.

   La femme lui adresse un sourire sec.

   - Merci, dit-elle, avant de disparaitre dans l’ombre du corridor.

   Nina rejoint son frère qui est en train de verrouiller le bureau :

   - Alors ça, c’était inattendu… commente-t-elle, toujours sous le choc de la nouvelle.

   - Maintenant que tu le dis, il y aurait presque un air de famille, rigole Simon, en tendant son sac à Nina.

   - Mais je croyais qu’ils étaient en froid.

   - Oui, ça explique l’échange tendu de samedi dernier.

   - Et le coup de fil reçu en allemand, on comprend maintenant pourquoi il était agacé, enchaine Nina.

   Le frère et la sœur s’engagent à leur tour dans le sombre corridor. Ils croisent un professeur qu’ils saluent du bout des lèvres.

   - À ton avis, pourquoi sa mère est venue le voir sur le campus ?

   - Peut-être parce qu’il refuse de prendre ses appels…

   Nina se tape le front avec le plat de la main droite :

   - Et moi qui n’ai pas réfléchi… Je l’ai envoyée au Croc’.

   - Ah ouais, c’était peut-être pas ta meilleure idée, sister.

   - Il va me tuer.

   Simon tente de rassurer sa sœur en lui disant qu’elle a voulu bien faire et que cela partait d’une bonne intention, mais la jeune fille se mord la lèvre d’avoir agi impulsivement.

   - Tu crois que je devrais y aller pour rattraper le coup ? s’inquiète-t-elle.

   - Non, je pense que tu en as assez fait pour ce soir, ricane Simon. Je te raccompagne jusqu’à ta chambre pour être sûr que tu ne fasses plus de bourdes.

   Nina fait mine de pleurnicher, mais accepte la proposition de son grand frère. Dans sa tête, elle cherche déjà toutes les excuses qu’elle va pouvoir fournir à Michaël.

 

*

 

   Michaël est devant la tireuse à bière, une chope dans chaque main. En face de lui, deux garçons sont assis au bar et pronostiquent le match de hockey de la soirée.

   - C’est les finales des play-offs, c’est ça ? questionne-t-il pour faire la conversation.

   - Ouais, c’est peut-être un match décisif, répond le premier.

   - D’ailleurs, tu pourrais nous le mettre ? demande le second, en regardant l’écran suspendu derrière Michaël, au-dessus des bouteilles d’alcool fort.

   - Bien sûr !

   Le jeune homme sort une télécommande sous le comptoir et la pointe par-dessus son épaule. Il zappe jusqu’à tomber sur l’image blanche de la glace et coupe le son.

   Ensuite, il essuie les chopes dégoulinantes de mousse sur un torchon et contourne le bar pour les amener au groupe de garçons rassemblés autour du billard. Mais l’attention des joueurs se détourne soudain de la partie en cours et des chuchotements glissent au-dessus du tapis vert. Michaël suit le mouvement des regards et reconnait l’élément perturbateur qui vient de pénétrer dans le Croc’.

   Sa mère l’a aussi repéré et avance d’un pas sûr dans sa direction. Il cherche une échappatoire, une sortie de secours pour éviter l’affrontement, mais il se sent comme un cerf dans le viseur d’un chasseur. Rapidement, il décide de prendre les devants et, lui attrapant le coude, il l’emmène à l’écart.

   - Qu’est-ce que tu fous ici ? l’agresse-t-il dans sa langue maternelle.

   - Il faut que je te parle, répond-elle d’un ton cassant.

   - Comment t’as su que j’étais ici ?

   - Ta collègue de bureau m’a dit que tu bossais ce soir.

   Michaël lève la tête au plafond et inspire longuement.

   - Tu as discuté avec Nina.

   - Elle a l’air très sympa cette fille…

   - Mais de quel droit tu t’incrustes dans ma vie privée ?! coupe le jeune homme, qui se retient de ne pas trop élever la voix.

   - Tu ne m’as pas vraiment laissé le choix en refusant tous mes appels. Et maintenant, il y a urgence.

   - Qu’est-ce que tu veux ? siffle Michaël.

   Sa mère semble hésiter, elle se met à farfouiller dans son sac à la recherche d’un baume à lèvres. Michaël n’est pas dupe, il sait qu’elle essaie de gagner du temps, ne sachant pas comment cracher le morceau. Elle lui a déjà fait ce coup l’été passé et à chaque fois qu’il est obligé de la confronter.

   - Est-ce qu’on pourrait en discuter ensemble devant un repas, disons demain soir ? demande-t-elle finalement.

   - Je croyais que c’était urgent, répond sèchement Michaël.

   Coincée, elle tripote ses cheveux blonds qui tombent en-dessous de ses épaules. Michaël a presque plaisir à la voir empêtrée dans sa propre gêne.

   - T’as besoin de combien ? lâche-t-il enfin pour soulager sa mère.

   - Non… c’est pas… je… bafouille-t-elle.

   - Comme tu peux le voir, j’accumule deux boulots pour pouvoir me payer mes études, alors je ne roule pas sur l’or non plus.

   - Je sais, dit-elle avec un faux air compatissant. Je ne te demanderais pas si ce n’était pas vital.

   Le jeune homme se sent partagé entre colère, pitié et déception. Il aurait espéré que pour une fois les intentions de sa mère ne soient pas vénales, qu’elle ait sincèrement envie de voir son fils, d’avoir de ses nouvelles. Et cette désillusion le met en colère, car il sait pertinemment que ce n’est pas son rôle de subvenir aux besoins de sa génitrice. Pour autant, il ne peut pas la repousser ; c’est sa mère après tout, même si elle n’a pas toujours assumé cette position.

   - Je verserai l’argent sur ton compte demain, soupire-t-il.

   - Merci, Michaël.

   Elle s’approche pour le prendre dans ses bras, mais il a un mouvement de recul.

   - C’est la dernière…

   - Non, ne dis rien, la coupe-t-il. C’est mieux comme ça.

   - Je te rembourserai à la fin du mois, promet-elle. J’ai rencontré quelqu’un. C’est tout nouveau, mais on s’apprécie beaucoup. Et il est plutôt riche.

   - Tant mieux pour toi. Bon, je dois retourner bosser. Excuse-moi.

   Sa mère hoche la tête et suit son fils du regard. Les deux fans de hockey explosent de joie après un but de leur équipe et elle profite de l’agitation générale pour s’éclipser.

 

*

 

   Nina n’avait pas revu Michaël depuis sa bourde, ce qui signifiait que sa technique d’évitement avait plutôt bien fonctionné. Pourtant, elle n’avait pas arrêté de penser à lui et à cette femme qui prétendait être sa mère. Simon avait raison, il y avait bel et bien un air de famille. Seulement, elle paraissait jeune et ne ressemblait pas à l’idée que Nina aurait pu s’en faire.

   De plus, la jeune fille s’interrogeait sur leur relation ; que s’était-il passé entre eux pour que Michaël quitte la maison à quinze ans et que six ans plus tard, ils ne se côtoient toujours pas ? Ces pensées avaient tracassé l’esprit de Nina pendant la soirée et la matinée qui avait suivi, et avaient avivé sa curiosité. Après y avoir bien réfléchi, cette dernière avait envisagé la possibilité de trouver des éléments de réponse au bureau des plaintes de l’Université.

   Elle y débarque pendant la pause de midi, moment de la journée où le bureau est généralement désert. En effet, elle ne veut pas qu’on la voie fouiner, ni le professeur Tavernier, ni Simon, et surtout pas Michaël. Sachant exactement où chercher, la jeune femme a prévu de n’y passer que quelques minutes, en toute discrétion.

   Nina ne s’arrête donc même pas à son bureau pour déposer ses affaires, mais file au fond de la pièce où elle grimpe deux à deux les marches de l’escalier en colimaçon qui monte à la mezzanine. Une fois sur le palier, elle souffle ; là-haut, au moins est-elle à l’abri des regards.

Les hautes bibliothèques l’entourant sont remplies de livres, de fichiers et de dossiers et recèlent de mystères pour qui ne sait pas où chercher, mais Nina connait chaque recoin de la mezzanine comme sa poche. À force d’y ranger des documents et d’y passer des après-midis entiers, la jeune fille s’est intéressée et familiarisée au système de classement du professeur Tavernier. D’ailleurs, Simon et Michaël ne montent presque plus à l’étage car ils peuvent mettre de longues minutes à trouver ce qu’ils cherchent. Alors désormais, quand ils ont besoin de quelque chose, ils appellent Nina à la rescousse.

   Aujourd’hui, elle se dirige vers les étagères situées en-dessus des portes-fenêtres. Au passage, elle attrape l’échelle en bois qui permet d’accéder aux rayons supérieurs des bibliothèques. Les dossiers qu’elle est venue consulter sont dans un classeur blanc marbré portant une étiquette « Administratif » sur la tranche.

   Nina s’installe ensuite par terre, appuyée contre l’échelle, les jambes croisées, un œil sur l’entrée du bureau. Elle ouvre le classeur sur ses genoux et feuillette les premières pages. Dans sa tête, elle remercie le professeur Tavernier d’être aussi minutieusement organisé.

   Elle tombe rapidement sur le dossier de Michaël Fassnacht. Celui-ci, comme tous les employés du bureau des plaintes de ces dernières années, a eu le droit à un entretien d’embauche pointilleux. Son curriculum vitae, sa lettre de motivation, les références de ses précédents jobs et toute autre information que le professeur a jugé nécessaire à son engagement figurent dans ce classeur.

   Prise de remords, Nina se fige soudainement. Elle s’interroge : a-t-elle le droit de mettre son nez dans ces documents ? N’est-elle pas, en quelque sorte, en train de trahir son collègue ? Mais après tout, ces renseignements ne sont pas non plus secrets d’état et Michaël n’a sûrement rien à cacher.

   Ainsi, elle apprend que le jeune homme est né un 4 août dans une ville à consonnance allemande que Nina ne connait pas. Depuis qu’il a quinze ans, il enchaine les petits boulots : moniteur de ski, vendeur de glaces, caissier, animateur de colonie de vacances, et autres. Son expérience impressionne Nina qui n’a commencé à travailler que depuis la rentrée avec ce job au bureau des plaintes que son frère lui a obtenu pour qu’elle puisse se faire un peu d’argent de poche.

   Le parcours scolaire de Michaël l’intrigue aussi. Il a fait ses quinze premières années d’école dans sa ville natale, puis semble avoir déménagé en plein milieu de son cursus dans une école à une vingtaine de kilomètres de l’Université. Il a en outre redoublé cette même année-là. Mais jusqu’ici, rien ne cloche par rapport à ce que Simon lui a raconté de la vie de son colocataire. Le changement d’établissement doit être dû à son départ du domicile familial, lorsqu’il est parti vivre chez sa tante.

   Mais un détail attire l’œil de Nina. Le professeur Tavernier a visiblement pris des notes manuscrites pendant l’examen du dossier de Michaël et a laissé un point d’interrogation dans la marge à la date de son changement d’école. À côté, la jeune fille déchiffre les pattes de mouches du professeur et croit lire deux mots : « à vérifier ». Nina parcourt le reste du dossier à la recherche d’autres notes manuscrites qui auraient pu expliquer ce mystérieux point, mais soit le professeur n’a pas inscrit la réponse à sa question, soit il ne l’a pas obtenue.

   Nina est tirée de ses réflexions par un bruit de porte qu’on ouvre au rez-de-chaussée. Elle referme le classeur tout doucement et se ratatine contre la bibliothèque. Simon et Michaël entrent dans la pièce.

   - Elle a toujours été comme ça ! s’exclame Michaël. À ne penser qu’à elle.

   - Et tu ne peux pas lui dire non ? questionne Simon. C’est quand même pas normal que ce soit à toi de lui prêter de l’argent.

   Michaël s’installe dans le canapé alors que Simon se dirige vers la kitchenette pour préparer une cafetière.

   - Je sais ! Mais au moins elle me lâche les pompes pendant quelques mois. Sinon, elle aurait été capable de se pointer à l’Université tous les deux jours pour réclamer son fric. D’ailleurs, heureusement que Nina ne l’a pas envoyée à notre adresse… Il ne manquerait plus que ma mère sache où j’habite.

   À l’évocation de son prénom, la jeune fille se redresse. Discrètement, elle gravit l’échelle pour replacer le classeur sur l’étagère du haut. Une fois cette première étape réussie, elle se demande vraiment comment gérer la suite. Comment justifier sa présence ici aux deux garçons ?

   - Arrête, Nina s’en veut déjà tellement d’avoir cafeté pour le Croc’, explique Simon, en remplissant deux mugs de café.

   - Ah je vais la faire mariner ! rigole Michaël qui se frotte les mains d’impatience.

   Nina esquisse une grimace choquée depuis la mezzanine. Simon pouffe devant l’audace de son ami et c’en est de trop pour la jeune fille qui ne peut s’empêcher de toussoter.

   Les deux garçons se figent une seconde puis lèvent la tête pour apercevoir leur collègue, accoudée à la rambarde.

   - Oups, chuchote Simon.

   - Je plaisantais, bien sûr ! s’empresse de préciser Michaël, un grand sourire aux lèvres.

   - Qu’est-ce que tu fais là-haut ?

   - Je consultais des ouvrages pour une présentation en psychologie du travail, ment-elle effrontément.

   - Sur comment se comporter avec ses collègues de bureau ? plaisante Michaël. Parce que si c’est le cas, ça m’intéresse !

   Nina les rejoint à l’étage du dessous et, soulagée que son excuse soit passée inaperçue, se met innocemment au travail.

 

*

 

   En fin d’après-midi, au bureau des plaintes de l’Université, le téléphone portable de Michaël sonne. Il est surpris de voir une nouvelle fois le numéro de sa mère s’afficher à l’écran.

   - Qu’est-ce qu’elle veut encore ? murmure-t-il exaspéré.

   Il décroche négligemment à la quatrième sonnerie avec un « mmh ? ».

   Ses écouteurs dans les oreilles, Nina met sur pause la musique qui lui tape les tympans pour suivre discrètement la conversation téléphonique. Elle garde cependant les yeux rivés sur son polycopié, ouvert devant elle. De toute manière, elle ne comprend pas un mot d’allemand et ne peut interpréter l’échange que grâce aux intonations et aux mimiques de son collègue.

   - Salut Michaël, entend-il dans le combiné. Désolée de te déranger encore une fois…

   - Le versement n’est pas passé ?

   - Non, c’est pas ça. En fait, je n’ai plus besoin de cet argent. Je veux te le rendre.

   - Ok… mais qu’est-ce qui s’est passé ? Je croyais que c’était urgent.

   - Je me suis fait larguer ce matin, explique sa mère. Et tous mes projets tombent à l’eau.

   Michaël ne sait pas quoi répondre. Il aurait envie de lui dire que ça ne l’étonne pas, qu’elle devrait avoir l’habitude avec le temps, qu’il aurait pu le prédire si elle lui avait demandé. Mais par décence, il garde ce refrain pour lui-même.

   Nina comprend que la conversation est un peu froide et que Michaël est, en toute apparence, agacé. Il fait les cent pas autour de la table basse du salon et ses phrases se limitent à quelques mots secs.

   - J’aurais dû m’en douter, se lamente sa mère. Gab était un peu jeune pour moi tout de même.

   - Hmmm… marmonne Michaël sans vraiment faire attention aux jérémiades de sa maman. Attends quoi ? Répète ce que tu as dit ! s’exclame-t-il tout à coup.

   Nina quitte sa page des yeux en entendant le ton alerté de son collègue.

   - Bah… oui, il devait avoir vingt-cinq ans et des poussières… Je sais ce que tu penses, Michaël. Pas besoin de me faire la morale.

   - Non, non, je m’en fous que ton copain ait vingt ou soixante ans ! C’était quoi son nom ?

   - Gabriel. Gabriel Garnett ou quelque chose comme ça. On ne s’est vus que trois ou quatre fois.

   - Gabriel Gaudette ? interroge Michaël sachant pertinemment que c’est ce qu’il craint.

   - Oui ! Tu le connais ?

   Nina se retourne vers Simon qui a aussi relevé la tête à la mention du nom de leur ancien collègue, et qui fronce les sourcils en signe d’incompréhension. Michaël a arrêté de tourner en rond et se tient maintenant dos à la porte-fenêtre, tourné vers ses deux amis.

   - Ouais, grommèle-t-il.

   - Oh mon dieu… gémit sa mère.

   - Qu’est-ce qu’il voulait ?

   - Comment ça ? Rien ! Rien de spécial.

   - Ok. Laisse tomber. Merci d’avoir appelé. Tu me rendras l’argent à l’occase, ça ne presse pas.

   Michaël raccroche et reste silencieux, pensif quelques secondes.

   - Je ne parle pas allemand, mais j’ai bien entendu le nom de Gabriel ? tente Simon.

   Tel frappé par la foudre, son colocataire s’affale sur le divan.

   - Malheureusement oui… Il est… entré en contact… avec ma mère.

   - Quoi ?! s’étonne Nina.

   Le frère et la sœur le rejoignent dans la partie salon.

   - Avant qu’on s’enflamme, je préfère poser la question, tâtonne Simon. Est-ce que ça peut être le fruit du hasard que Gabriel ait rencontré ta mère ?

   - Simon… proteste Nina.

   - Non, mais on ne sait jamais ! se défend Simon. Avant d’accuser à tort et à travers, je veux qu’on explore toutes les possibilités, même les plus improbables.

   Ils se tournent vers Michaël qui est resté silencieux, prostré dans le sofa en cuir.

   - Je ne pense pas, finit-il par lâcher dans un grognement. Gabriel a mal pris le fait que j’aie défendu Nina lors de leur rencontre secrète le mois passé. Ça doit être sa manière à lui de me faire payer mon implication au bureau des plaintes.

   - Après Nina et moi, il s’en prendrait à toi, confirme Simon.

   Michaël hoche la tête en se rappelant les menaces de Gabriel envers Nina lors de la Saint-Valentin et le coup bas du piratage informatique de l’application créée par Simon, il y a quelques semaines.

   - Pourtant il a eu ce qu’il voulait : je lui ai transmis le mot de passe ! s’agace la jeune fille.

   - Je crains qu’il agisse simplement par pure méchanceté désormais, soupçonne Simon. Il voulait se venger de Michaël…

   - Mais pourquoi passer par ta mère ? se demande Nina tout haut.

   Michaël lève les mains au ciel :

   - C’est ce que je n’arrive pas à comprendre !

   - Peut-être que c’est pour te déstabiliser, suggère Simon.

   - Dans ce cas, ça a plutôt marché, constate Michaël.

   - Je sais que Gabriel est un vrai malade, enchaine Nina. Mais ça me parait quand même vachement tordu de faire tout ça pour « déstabiliser » Michaël.

   - En plus, ta mère et toi n’êtes pas en bons termes, alors ça a moyennement fonctionné, son coup.

   - Ouais, réfléchit le jeune homme. Il a dû s’en rendre compte et c’est pour ça qu’il l’a envoyée balader.

   Chacun cogite un instant dans sa tête, mais quelque chose semble clocher. C’est comme si au fond d’eux, Nina, Simon et Michaël sentent que la solution n’est pas aussi simple, que Gabriel ne fait jamais rien par hasard. Tous le pensent mais aucun n’ose formuler cette hypothèse à voix haute. Tacitement, les trois amis préfèrent ne pas partager leur ressenti, mais ils pressentent qu’encore une fois l’histoire n’est pas terminée.

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