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Saison 2 - Épisode 9

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Terreur sur le campus

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Elle s’arrête devant l’entrée nord du campus et replace la lanière du sac sur son épaule. C’est le point de non-retour. Une fois cette frontière franchie, elle ira droit au but sans hésiter. Un groupe d’étudiants la dépasse et s’engouffre par l’ouverture du mur d’enceinte en briques rouge orangé. Elle tire son bonnet noir sur ses oreilles, ajuste ses lunettes de soleil sur son nez et pénètre dans le périmètre de l’Université.

À partir de là, elle doit se faire rapide et discrète. Elle marche la tête baissée. D’habitude personne ne remarque sa présence ; on lui passe devant à la cafétéria, ses profs l’ignorent quand elle lève la main en classe, elle semble invisible dans les couloirs. Pourquoi aujourd’hui serait-il différent ? Sa main droite agrippe le bas du sac de sport qui pèse une tonne à ses côtés. En fait, si. Aujourd’hui tout sera différent. Personne ne pourra faire comme si elle n’existait pas. Elle est sur le point de devenir le centre de l’attention de toute l’Université.

Elle contourne l’Union, son pied droit dans l’ombre du bâtiment, son pied gauche sur la pelouse rayonnante de soleil. Pour une fois, elle va sortir du noir et passer dans la lumière. Pourtant, c’est dans l’obscurité des tourelles qu’elle s’enfonce pour entrer dans le secrétariat. Mentalement, elle compte le nombre de personnes qu’elle croise : une quinzaine, plus dix dans le couloir administratif. En empruntant la sortie vers la cour intérieure, elle relève encore une trentaine d’étudiants se prélassant autour de la statue de John et Elsa Cameron ou sur la terrasse du Croc’. Certains cours sont déjà terminés et les examens ne commencent que dans deux semaines, alors on profite des douces chaleurs de mai pour trainer dehors.

Dans un recoin de la galerie couverte, elle dépose délicatement son sac par terre et ouvre la fermeture éclair. Ses mains manipulent les objets métalliques, puis ressortent deux canons d’armes automatiques qu’elle cale sans hésiter sous ses bras et pointe droit devant elle.

 

*

 

Nina Dalambert et Michaël Fassnacht occupent chacun un côté de la mezzanine du bureau des plaintes et s’affairent à trier et ranger les livres, dossiers, classeurs et autres ouvrages qui recouvraient les étagères des hautes bibliothèques, avant qu’une meute de dealers revanchards ne mette tout sens dessus dessous. Les vacances de Pâques avaient été bien méritées et reposantes, mais, à leur retour, les trois employés avaient dû remettre le rez-de-chaussée en état de fonctionner. Puis, ils étaient maintenant passés à l’étage.

Simon avait demandé congé pour une présentation orale qu’il devait faire dans le cadre d’un de ses cours d’informatique. Ainsi, Nina et Michaël se retrouvaient de corvée ménage, mais pour la première fois cet après-midi, ils commençaient enfin à voir le bout du tunnel.

- Tiens, dit Nina, ce bouquin devrait être de ton côté.

Elle tend à son collègue un vieux livre à la couverture marbrée et au dos de cuir, celui-ci l’examine :

- Comment a-t-il fait pour se retrouver à l’autre bout de la pièce ?

- Va savoir…

La relation entre Nina et Michaël s’est légèrement apaisée, suite au coup de gueule de Simon au départ des vacances. Ils s’adressent la parole de manière courtoise et professionnelle, mais jamais plus que leurs tâches ne l’exigent.

- Où en êtes-vous ?

La question leur parvient du rez-de-chaussée où Georgina Rose travaille à son bureau.

- J’ai presque terminé ici, informe Michaël.

- Il me reste les rayons du bas à faire par-là, ajoute Nina.

Le soupir de mécontentement de leur supérieure monte jusqu’à eux.

- Bon, je m’absente quelques minutes. Appelez-moi sur mon portable si besoin.

Nina enfile ses écouteurs dans ses oreilles et continue à aligner les ouvrages sur les rayons.

Mais soudain, une sonnerie stridente transperce le plafond. Nina se tourne vers Michaël.

- C’est l’alarme incendie ! hurle-t-il par-dessus le bruit.

Ils se rejoignent à la hauteur de l’escalier en colimaçon lorsqu’une voix automatique énonce :

Code 413 : tous les employés doivent respecter la procédure.

Le message est répété plusieurs fois, puis tout le vacarme s’éteint.

- Code 413 ? s’étonne Michaël. C’est quoi ?

- T’as jamais lu le manuel de procédures d’urgence distribué aux employés de l’Université ?

- Quel manuel ?!

Michaël veut s’élancer dans l’escalier, mais Nina le retient par le bras.

- Ne bouge pas ! menace-t-elle.

- Nina, qu’est-ce qui se passe ?

Une rafale de coups de feu fait détaler Michaël contre le mur du fond.

- Code 413 : fusillade en cours, explique Nina, le visage livide.

 

*

 

En employée modèle, Nina avait appris le manuel des procédures d’urgence par cœur. En cas de code 413, les employés de l’Université devaient se réfugier dans la pièce la plus proche, barricader les entrées et si possible se cacher ou se protéger d’une éventuelle attaque. Et ceci, jusqu’à ce que les forces de l’ordre viennent les chercher. C’est ce qu’elle explique rapidement à Michaël.

- Ok, réplique le jeune homme. Je vais descendre verrouiller la porte d’entrée et placer un bureau devant.

- Et fermer les portes-fenêtres et tirer les rideaux, ajoute Nina.

Une seconde rafale de tirs explose à quelques mètres d’eux. Le menton tremblotant, Nina dévisage son collègue et pointe un index vers le  sol :

- Ils sont juste en bas, dans la cour, articule-t-elle.

Michaël rampe jusqu’à la balustrade en fer forgé et place son œil entre les barreaux. Derrière la baie vitrée, il voit des étudiants couchés par terre ; certains immobiles, d’autres pris de secousses. Quelques cris horrifiés traversent la fenêtre laissée entrouverte.

- Ouais, ils sont sous la galerie couverte. À l’abri. Et en même temps, ils peuvent avoir une vue d’ensemble du bâtiment.

Nina déglutit avec peine :

- On peut pas descendre. Ils risquent de nous voir à travers la vitre.

- Alors on reste là et on suit la procédure.

Michaël s’assied par terre, dos contre la bibliothèque, mais Nina a le regard dans le vide et ne bouge plus :

- Mon Dieu, murmure-t-elle. Où est Simon ?

- Il avait une présentation à faire.

- Dans quel bâtiment ?

- J’en sais rien, probablement celui d’informatique. Je crois pas qu’il ait des cours à l’Union.

- Et s’il y avait aussi un tireur là-bas ? commence à paniquer Nina, en sortant son smartphone de sa poche.

Dans la précipitation, elle n’avait pas éteint la musique et l’écran a tout juste le temps d’afficher « batterie faible » avant de virer au noir.

- Merde ! jure-t-elle. Passe-moi ton téléphone. Je vais lui écrire un message.

Michaël tourne les paumes de ses mains vers elle :

- Je l’ai laissé sur mon bureau…

Nina jure de plus belle. En se penchant par-dessus la balustrade, elle constate que le portable de Michaël est posé face retournée sur la table et qu’il leur est impossible de l’atteindre sans passer devant les portes-fenêtres.

De nouveaux tirs et des hurlements réfrènent Nina. La jeune femme n’ose rien tenter et rejoint Michaël contre la bibliothèque.

Des sirènes de police et d’ambulance hululent au loin. Les pales d’un hélicoptère fouettent l’air au-dessus de l’Union.

- J’espère que Simon va bien…

- Je suis sûr qu’il est en sécurité, rassure Michaël. Il ne voudrait pas que tu risques ta vie bêtement.

Nina esquisse un sourire.

Michaël n’ose pas ajouter que son colocataire doit probablement se faire un sang d’encre au sujet de sa sœur et qu’il remue peut-être ciel et terre pour avoir de ses nouvelles. À vrai dire, il prie pour que Simon ne mette pas lui-même sa vie en danger pour venir jusqu’à eux. Si au moins, il avait gardé son smartphone sur lui. Il aurait pu lui envoyer un message rassurant, lui dire qu’il était avec Nina, que tout allait bien et qu’il veillerait sur elle.

 

*

 

L’alarme incendie et le message d’alerte interrompent Simon en plein milieu d’une phrase. Ses auditeurs lèvent leur attention au plafond et son prof saute en bas de son tabouret. Leur classe se trouve au deuxième étage du bâtiment d’informatique, le plus moderne du campus. Les portes sont équipées d’un verrou spécial qui les dispense de devoir les barricader. Monsieur Jadid active immédiatement le loquet et ordonne à tous les étudiants de se regrouper par terre au fond de la salle, loin des fenêtres.

La plupart ont dégainé leurs smartphones et envoyé des messages à leurs amis et à leur famille. Simon tente d’appeler sa sœur, mais il tombe sur son répondeur. Pour lui, c’est signe que quelque chose de grave s’est produit. Jamais Nina ne laisse son smartphone éteint ou sans batterie. Il envoie plusieurs messages à Michaël et tente aussi de le joindre par téléphone, sans plus de succès. Malheureusement, la ligne fixe du bureau n’a pas encore été rétablie, suite aux déprédations.

Tandis que certains spéculent sur ce qui est en train de se passer et que d’autres luttent contre le stress qui les envahit, des bruits de voix et des portes qui claquent se font entendre à l’étage en-dessous. Monsieur Jadid place un doigt sur ses lèvres, et tous tendent l’oreille. De lourds pas dans l’escalier sont suivis d’autres paroles et de remue-ménage. Puis, trois coups forts contre la porte de la classe, et quelqu’un qui crie :

- Brigade spéciale ! Les environs ont été sécurisés, vous pouvez sortir. Un agent va vous escorter jusqu’à l’extérieur.

Simon et ses camarades suivent monsieur Jadid. Dans le couloir, plusieurs policiers équipés de casques à visière, de gilets par balle et de boucliers dirigent les étudiants vers la sortie. Simon suit le flux.

- Tout le monde doit rester groupé et se diriger vers la cafétéria ! ordonne un agent des forces de l’ordre.

- Vous êtes sûrs qu’on ne risque rien ? demande un étudiant à gauche de Simon.

- Nous avons sécurisé le lieu de regroupement. Vous ne risquez rien. Le tireur est bloqué dans la cour de l’Union.

- Dans la cour de l’Union ?! s’exclame Simon. Attendez ! Ma sœur est là-bas ! Il faut que j’aille l’avertir !

- Tout le monde a été averti et respecte la procédure, ne vous inquiétez pas, rétorque le policier.

Autour de lui, les rumeurs se propagent vite ; certains suivent l’actualité et l’événement sur les réseaux sociaux.

- Ils disent qu’il y a eu quatre morts et plusieurs blessés graves, entend Simon.

Son sang ne fait qu’un tour. Pour lui, c’est sûr : Nina et Michaël font partie des victimes. N’y réfléchissant pas à deux fois, Simon s’extrait du groupe et file vers le bâtiment principal, sans regarder en arrière, ni écouter les voix qui l’enjoignent de revenir.

 

*

 

Un impressionnant dispositif de sécurité est en place devant l’Union. Deux ambulances aux gyrophares allumés se tiennent prêtes au départ, un camion pompier sert de rempart à quiconque voudrait passer sous l’arche de l’horloge et plusieurs voitures de police sont stationnées sur la pelouse devant le Croc’. Des dizaines de personnes en uniforme discutent et se préparent à l’action. Un agent interpelle Simon et lui demande de rejoindre les autres étudiants à la cafétéria :

- Mais ma sœur est là-dedans ! s’écrie-t-il en pointant le bâtiment. Elle est peut-être blessée !

- On va s’occuper d’elle, tente de rassurer l’autre. Le mieux pour vous, et pour nous, serait que vous vous mettiez à l’abri.

Simon refuse de se laisser repousser derrière les barrières de protection. À ce moment, Hippolyte de Kalbermatten le repère et intervient :

- Monsieur Dalambert, obéissez comme tout le monde, vous voulez bien ?

- Est-ce que vous avez des nouvelles de Nina ? s’inquiète Simon. Ou Michaël ? Ils travaillaient au bureau cet après-midi.

- Non, je ne les ai pas vus. Et c’est plutôt bon signe, ils doivent sûrement respecter la procédure et rester cachés. Maintenant, j’aimerais que vous fassiez de même…

Simon ne faisant clairement pas le poids face à l’inspecteur bodybuildé, le jeune homme décide de battre en retraite :

- S’il vous plait, inspecteur, trouvez-les et tenez-moi au courant.

De Kalbermatten lui lance un regard rassurant.

Toutefois, Simon préfère rester dans les parages plutôt que de rejoindre la cafétéria. Il se trouve un coin à l’écart des forces de l’ordre d’où il peut observer la scène sans être vu et commence à prier intérieurement.

 

*

 

- Je ne tiens plus… gémit Nina en étirant ses jambes devant elle.

Cela fait presque une heure que l’alarme incendie a retenti et que Michaël et elle sont reclus sur la mezzanine.

- Peut-être que la prise d’otage est terminée et qu’ils ont simplement oublié de venir nous prévenir ? esquisse-t-elle, sans grande conviction.

- Je vois toujours des ombres dans la cour, analyse Michaël, la tête collée au plancher. Et on entend encore les ordres de la police…

- Quel cauchemar…

Son collègue ne peut s’empêcher de penser que ce serait moins un cauchemar pour Nina si elle et lui s’entendaient bien. S’il n’avait pas fait foirer leur relation… Il fait craquer ses doigts un par un.

- Tu peux arrêter ça, s’il te plait ? coupe Nina sèchement.

- Désolé…

Une rafale de tirs retentit dehors et Nina enfouit sa tête entre ses genoux.

Michaël est soudain pris d’une urgente envie de tout déballer, de mettre les choses au clair et de s’excuser une bonne fois pour toutes. C’est peut-être la dernière occasion de le faire. Il ne se pardonnerait pas si quelque chose de grave devait arriver et que sa relation avec Nina se termine comme ça.

- Je suis désolé, Nina. Vraiment. Pour tout. Je voulais te le dire depuis longtemps, mais j’ai pas…

- Mic...

- Non, laisse-moi finir. Si je ne m’excuse pas aujourd’hui, je ne le ferai jamais. Et je le regretterai longtemps. Je suis désolé et j’ai honte de ce qui s’est passé. J’ai été ignoble avec toi, j’ai mis ta vie en danger et j’ai bousillé notre amitié. Tout ça à cause de mon caractère de merde et de mes mauvaises décisions. Je m’en veux tellement… Je te promets que ça ne se reproduira plus. Tu… tu comptes beaucoup pour moi, Nina.

La jeune femme ne bouge pas, son visage caché entre ses jambes repliées contre sa poitrine.

Après un moment de silence, Michaël approche sa main de l’épaule de sa collègue :

- Nina ?

Cette dernière a un geste de sursaut et se lève pour faire quelques pas relaxants le long de la mezzanine.

Après un moment de silence et de réflexion, elle murmure un merci. Michaël ouvre la bouche pour parler, mais tous deux se figent soudainement : la porte-fenêtre du rez-de-chaussée vient de grincer et quelqu’un se faufile à l’intérieur du bureau. Nina se plaque contre la bibliothèque et regarde Michaël ramper vers la rambarde pour jeter discrètement un œil en bas.

Avec des gestes prudents, Michaël se redresse et se dirige vers l’escalier en colimaçon.

- Qu’est-ce que tu fous !? articule Nina du bout des lèvres.

- C’est une fille, elle cherche sûrement de l’aide, explique Michaël dans un chuchotement.

Nina se penche en avant et entrevoit une étudiante qui tourne en rond dans le bureau, apparemment désorientée.

Les marches craquent sous le poids de Michaël et attirent l’attention de la nouvelle venue qui sous la panique recule vers la baie vitrée.

- Salut, chuchote-t-il. Moi, c’est Michaël. Elle, c’est Nina. Est-ce qu’on peut t’aider ?

En bas de l’escalier, les deux employés restent à l’abri de la kitchenette et constatent que la cour intérieure de l’Union est maintenant déserte.

- Tu peux rester cachée ici avec nous, suggère Michaël, d’un geste invitant de la main.

- Où est-ce qu’on est ? demande l’inconnue d’un ton suspect.

- C’est le bureau des plaintes de l’Université.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un endroit où les étudiants peuvent venir partager des choses qui ne vont pas sur le campus. Et on essaie de les aider.

- Jamais entendu parler…

Nina se sent un peu vexée, mais reste en retrait et sur ses gardes. À tout moment, elle s’attend à voir débarquer un groupe de terroristes armés jusqu’aux dents dans la cour.

L’étudiante réajuste son bonnet noir sur ses cheveux :

- Mais ça tombe bien, dit-elle en passant derrière le sofa.

Elle se penche en avant et en ressort une arme automatique entre les mains :

- J’ai une plainte à déposer.

 

*

 

Michaël et Nina lèvent les bras en l’air et reculent d’un ou deux pas.

- Attends, attends, baragouine Michaël. Qu’est-ce qui se passe là ? C’est toi qui… ?

- Asseyez-vous contre le mur. Les mains bien en évidence.

Les deux employés obéissent.

Le canon de l’arme toujours pointé sur eux, la preneuse d’otage ferme les fenêtres et pousse le sofa contre la vitre pour empêcher les forces de l’ordre de pénétrer par-là. Michaël décide de rester calme et prend les choses en main. Il se doit de protéger Nina, de tout faire pour qu’ils sortent indemnes de cette situation. Détourner l’attention, gagner du temps, gagner la confiance de leur agresseuse. Gagner.

- Comment tu t’appelles ? questionne Michaël.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ?

- Pour déposer une plainte, on commence toujours par prendre les coordonnées de la personne.

Nina donne un coup de coude dans les côtes de Michaël. Qu’est-il en train de faire ? Elle doute sérieusement de l’approche de son collègue, mais ce dernier semble parti pour l’ignorer.

- Gladys.

- Ok, Gladys. Et tu étudies quoi ?

- La littérature japonaise.

Michaël hésite à lui demander de répéter ; il ne sait même pas qu’il existe un département d’études de la littérature japonaise à l’Université.

- T’es en quelle année ? C’est intéressant ?

- Je suis pas là pour ça ! s’exclame alors Gladys, rajustant son arme et lançant des coups d’œil furtifs à gauche et à droite.

- D’accord, d’accord. On est là pour toi, on t’écoute Gladys.

- Non, personne ne m’écoute ! J’en ai parlé à mes profs, au doyen, à la police, mais personne ne me croit ! Pourquoi ce serait différent avec vous ?

- Parce que tu ne nous laisses pas vraiment le choix… dit Michaël doucement. C’est toi qui tiens l’arme, c’est toi qui décides.

Les épaules de Gladys retombent légèrement.

Nina est impressionnée par le sang-froid dont son collègue fait preuve. La situation est si tendue qu’elle préfère ne pas intervenir.

- Qu’est-ce que les gens refusent de croire ? relance Michaël.

- Ce qui m’est arrivé. En février.

Comme épuisée, Gladys s’assied par terre, les jambes croisées, face à ses otages.

- On m’a droguée à une fête d’étudiants. Et on m’a séquestrée.

- Qui t’a fait ça ?

- J’en sais rien ! J’étais complètement dans les vapes. J’ai émergé dans une pièce sans fenêtre. C’était comme une cave, sans lumière, verrouillée par une sorte de porte blindée. J’ai déjà raconté tout ça à la police…

- Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

- J’ai hurlé et j’ai attendu. Puis, je me suis évanouie à nouveau. Quand je me suis réveillée, j’étais couchée sur les gradins du terrain de sport. Les flics pensent que j’avais trop bu et que j’ai divagué.

Michaël échange un regard interloqué avec Nina, qui l’encourage à continuer sur cette voie.

- D’accord, mais ce sous-sol où tu étais enfermée, tu penses que c’était sur le campus ?

- Qu’est-ce que j’en sais moi ! s’énerve Gladys. J’ai rien vu ! J’étais sous le choc !

Gladys se remet sur ses pieds et menace Michaël :

- Tu me crois pas non plus, c’est ça ? Vous êtes tous pareils, j’en étais sûre, crache Gladys, dont l’arme est pointée droit sur la poitrine de Michaël.

- Si, si, je te crois, rassure Michaël, qui se lève à son tour et place ses paumes ouvertes devant lui.

Nina l’imite et vient se poster entre son collègue et le canon :

- Nina, qu’est-ce que tu fais ? chuchote Michaël entre ses dents.

- Gladys, regarde-moi, commence Nina. Moi, je te crois. Et je vais tout faire pour prouver ton histoire. Mais il faut d’abord que tu baisses ton arme…

Pendant une fraction de seconde, Nina pense avoir réussi à calmer leur agresseuse. Mais Gladys fronce les sourcils et redresse le buste :

- Non, c’est trop tard. Vous pouvez plus rien pour moi. Reculez !

Nina fait un pas en arrière.

Son cœur s’emballe, ses jambes se mettent à trembler. Ce qu’elle lit dans le regard de l’étudiante derrière le canon, c’est le désespoir, la résignation, le vide. Michaël et elle vont mourir ici, dans le bureau des plaintes. Loin de tout le monde. Loin de Simon. Nina retient ses larmes de couler, lorsque son épaule touche celle de son collègue. Sa main trouve celle de son ami et Nina s’accroche à ce dernier contact.

Pendant une seconde, elle ferme les yeux et attend la détonation. Comme rien ne se produit, elle rouvre une paupière et, là, elle aperçoit le petit bouton blanc sur le bord du bureau de Georgina Rose. Juste à portée de main. Cet objet qu’elle a tant détesté toute l’année et qui aujourd’hui lui apparait comme une solution salvatrice. Ça pourrait marcher, pense Nina. Il faudrait qu’elle puisse prévenir Michaël et qu’ils agissent rapidement. Son plan est risqué, mais la jeune femme sait qu’ils n’ont plus grand-chose à perdre.

 

*

 

Le cerveau de Michaël est en pleine ébullition. À quoi son amie est-elle en train de jouer ? S’interposer comme elle l’a fait entre l’arme et lui, c’est complètement irréfléchi ! Et voilà que maintenant elle lui saisit la main. Pris de court par cette réaction, il pense d’abord à retirer la sienne, mais ce contact le rassure. Il ne va plus la lâcher. Il a promis à Simon qu’il prendrait soin de sa sœur, que rien de mal ne lui arriverait.

Tout à coup, Nina commence à exercer de légères pressions avec ses doigts. Un, deux, trois. Un. Deux. Trois. Un, deux, trois. Leur agresseuse doit avoir remarqué ces mouvements subtils car elle leur ordonne de se tourner et de se mettre à genoux.

Non, non, non, pense Michaël. Il faut qu’il empêche Gladys de tirer sur Nina. Il faut qu’il agisse. Maintenant.

Au même instant, Nina plante ses ongles dans la chair de Michaël. Celui-ci tend le bras en avant tandis que son amie se penche sur le bureau. Une sonnerie stridente perce la pièce et, pendant une fraction de seconde, Gladys cherche sa provenance. Juste le temps pour Michaël de projeter son arme par terre et pour Nina d’agripper un coupe-papier en métal et de le pointer sur l’assaillante.

- Ne bouge plus ! menace Nina.

Le bout tranchant du coupe-papier n’est qu’à quelques centimètres du visage de Gladys. Qui eût cru que cette antiquité avec son manche en nacre puisse un jour leur sauver la vie ?

Gladys est prise au piège, mais ça ne l’empêche pas de sourire sardoniquement. Elle marche à reculons vers la porte d’entrée. Dans une danse à trois improvisée, Nina et Michaël la suivent.

Soudain, la porte du bureau s’ouvre à la volée et Georgina Rose fait irruption dans la pièce.

- Ah vous êtes là ! s’écrie-t-elle soulagée.

Gladys profite de ce moment de diversion pour sortir un pistolet dissimulé dans son pantalon et prend la responsable du bureau comme bouclier.

- Gladys ! Laisse-la partir ! supplie Michaël.

- Non ! Laissez-moi partir ! réplique-t-elle. Je veux que personne ne me suive dans le couloir !

Georgina Rose regarde désespérément ses employés et glapit quelques paroles incompréhensibles.

Nina réalise que son coupe-papier en nacre ne fait plus le poids face au pistolet. Elle abaisse le bras et s’apprête à laisser Gladys tirer Georgina Rose hors du bureau, lorsque l’inspecteur de Kalbermatten surgit à son tour dans leur dos.

- Lâche-la ! menace-t-il en pointant son arme sur la tête de Gladys. J’ai dit : « Lâche-la ».

Gladys ne bouge plus mais son regard croise celui du policier. La jeune femme ricane :

- Vous ne me reconnaissez pas inspecteur ? C’est vrai que vous ne m’avez pas accordé beaucoup d’attention, mais tout de même…

De Kalbermatten a l’air désarçonné. Puis soudain, son visage se décontracte :

- Gladys Friol… grince-t-il entre ses dents.

Sous le bonnet noir et derrière le visage tordu par la haine, de Kalbermatten reconnait l’étudiante tremblante qui a débarqué dans son commissariat quelques mois plus tôt. Encore sous l’emprise des drogues consommées lors d’une soirée, elle baragouinait qu’on l’avait kidnappée. Elle délirait complètement.

- Hippolyte ! gémit Georgina Rose. Fais quelque chose…

- On va régler ça entre vous et moi, propose de Kalbermatten. Elle n’a rien à voir là-dedans.

Nina fixe l’inspecteur et ne peut s’empêcher de lui en vouloir de ne pas avoir su écouter Gladys. S’il n’avait pas manqué à son devoir de policier, peut-être que tout ça aurait pu être évité.

C’est la deuxième fois ces derniers temps qu’il la déçoit énormément. Elle ne le reconnait plus. La manière dont il s’est servi sans vergogne de Michaël pendant tout le semestre dégoûte la jeune femme. Nina a presque envie de soutenir Gladys sur le coup, mais celle-ci n’a pas lâché son arme et ne semble pas avoir besoin d’aide.

- Vous ne m’avez pas crue à l’époque ! Pourquoi ce serait différent aujourd’hui ? hurle Gladys. Vous n’en avez rien à faire de moi ! Je ne suis pas folle ! Tout ça s’est réellement passé. Il y avait cette autre fille dans la pièce à côté de moi. Je l’entendais se parler à elle-même, dans une langue inconnue.

- On n’avait aucune piste ! rétorque l’inspecteur. On ne savait pas où chercher !

- Je suis sûr que la police peut rouvrir ton dossier, intervient alors Michaël qui a peur que la situation dérape.

- S’il vous plait, monsieur Fassnacht, restez en dehors de la négociation, ordonne de Kalbermatten.

Au mot « négociation », Gladys perd la tête ; elle repousse Georgina Rose sur de Kalbermatten et tire un coup de feu droit devant elle. L’inspecteur riposte à son tour. Nina retient son souffle et Michaël s’écrie :

- Non !

Gladys tombe en arrière sur le tapis en peau de mouton blanc, jusqu’alors immaculé. De Kalbermatten attrape Georgina Rose dans ses bras, mais déjà un filet de sang coule le long de son cou, sur son tatouage en forme de rose et dans ses cheveux blonds.

Pendant tout ce temps, Nina n’a pas lâché la main de Michaël ; elle la serre si fort que ses muscles du bras lui font mal. Sous le choc, elle laisse tomber sa tête sur l’épaule de son ami, qui dépose son menton au-dessus de son crâne.

 

*

 

Une brise matinale fouette les cheveux de Simon qui lève la tête pour admirer le bal des merles dans les hauts arbres du cimetière. Le ciel est sans nuage, parfaitement uni, comme Georgina Rose aimait que les choses soient. Plusieurs petits groupes de personnes se sont attroupés autour de la croix en bois et quelques paroles sont exprimées en mémoire de la défunte. À sa droite, Michaël s’est rasé de près et porte un costume neuf. À sa gauche, Nina s’avance pour déposer une rose blanche sur la terre fraichement retournée.

Un peu plus loin, à l’ombre d’un pommier, Hippolyte de Kalbermatten suit la cérémonie, le dos courbé par le poids des derniers jours. Son visage carré n’a pas exprimé une seule émotion, autre que la culpabilité, depuis les événements de l’Université.

Simon avait eu le récit détaillé de ce qui s’était passé au bureau des plaintes cet après-midi-là. Après l’échange fatal de coups de feu, de Kalbermatten avait mis plusieurs minutes pour reprendre ses esprits et appeler les renforts. La brigade spéciale de la police était entrée en trombe dans le bureau et avait sécurisé la zone avant de constater les dégâts. Nina et Michaël avaient été escortés vers une unité de soins. C’est là que Simon les avait retrouvés. Muets, ils tentaient de digérer petit à petit ce qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Puis, ils s’étaient gentiment remis de leur cauchemar éveillé et la réalité les avait rattrapés. Les secours avaient extrait du bâtiment les deux corps recouverts de draps blancs.

Simon, quant à lui, n’arrive toujours pas y croire : Georgina Rose est décédée. Même alors qu’il se tient debout au bord de sa tombe, cela lui parait irréel. Son manteau est toujours accroché au palmier-statue, son ordinateur en veille sur son bureau, ses immondes statuettes éparpillées tout autour.

Les gens s’éclipsent du cimetière par poignées et bientôt ne restent plus que les proches.

- Ça vous dit d’aller boire un café au Croc’ ? propose Simon.

Nina et Michaël acquiescent.

Le trajet se fait dans un silence respectueux. Comme le soleil brille, ils décident de s’installer sur la terrasse, dans la cour intérieure. Celle-ci semble s’être complètement rétablie des événements morbides de la semaine. Tout a repris sa place et les étudiants sont nombreux à être installés sur la pelouse autour de la statue des deux fondateurs de l’Université.

Au final, l’attaque a fait dix blessés et deux morts : Georgina Rose et Gladys. Les médias s’étaient emballés pendant quelques heures, les rumeurs les plus folles avaient circulé sur internet et encore une fois l’Université avait subi beaucoup de mauvaise presse.

Simon dépose un café, un latte et un espresso sur la petite table ronde et s’assied à côté de son colocataire. Sa sœur a le regard perdu au-delà du carré d’herbe verte, vers les portes-fenêtres désormais fermées du bureau des plaintes.

- Ça va, sister ?

- Elle était venue nous rechercher, glisse Nina.

- Quoi?

- Georgina Rose, répond Michaël.

- Elle aurait pu s’en aller, se mettre à l’abri, attendre que tout se soit calmé, explique Nina. Mais elle est entrée dans le bureau pour voir si nous y étions encore. Peut-être pour nous faire sortir de là.

- C’était courageux de sa part, commente Simon.

- Je crois qu’elle va nous manquer finalement, murmure Michaël.

Ils sirotent leurs cafés. Un air de chanson mélancolique parvient jusqu’à eux.

- Si seulement Gladys était venue nous voir plus tôt au bureau, peut-être que nous aurions pu l’aider sur son cas, soupire Nina.

- Ça m’avait l’air compliqué son histoire, dit Simon.

- Hippolyte doit tellement s’en vouloir… de tout.

- La police n’a rien pu faire pour elle. Qu’est-ce qui te fait dire qu’on aurait été meilleurs ? demande Simon.

- Parce que nous ne sommes pas flics justement, répond Nina. On est avant tout des étudiants. On vit sur ce campus, nuit et jour. À nous trois, on connait sûrement un tiers des personnes qu’on croise quotidiennement ! Ces connaissances, ça nous permet précisément de gérer des cas comme celui de Gladys. C’est ça qui fait notre force !

- Ça et le fait que tu es extrêmement curieuse et têtue, plaisante son frère.

Nina termine son café d’une gorgée et fait claquer sa tasse sur la table :

- À ce propos, commence-t-elle, je pense qu’il faut qu’on résolve l’affaire de Gladys. Pour qu’elle et Georgina Rose ne soient pas mortes en vain.

Simon ouvre de grands yeux.

- T’es sérieuse ?! Tu sais que je blaguais, juste là.

Le frère et la sœur se tournent vers Michaël dont l’expression est concentrée.

Ses yeux se perdent au fond de son espresso. Il se rappelle les mots de Gladys : son agression lors d’une soirée d’étudiants en février. Pile entre les examens et la reprise des cours. Cela ne pouvait être qu’à une seule occasion. Il faudrait qu’il vérifie auprès de l’inspecteur, mais si son intuition était bonne, ça avait eu lieu lors de la fête anti-Saint-Valentin. Il y était. Il avait vu Dim et ses acolytes distribuer la drogue. Il avait participé à tout ça. Il aurait pu éviter que ça se termine ainsi. Le goût aigre de la culpabilité lui remonte dans la gorge. Il déglutit et marmonne :

- Je suis avec toi, Nina. Retrouvons ceux qui lui ont fait du mal. Et que ça ne se reproduise plus.

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